proposée par Marc                  

Grand’rue.

Ce devait être un jeudi, journée sans école. Pédalant précautionneusement sur les pavés de la rue étroite, des fournitures pour le cours de travail manuel sanglées sur le porte-bagage, les garde-boue bringuebalent, sonnant la ferraille. Le trolleybus de la ligne 33 me suit, j’entends ses gros pneus souffler, siffler, clapoter sur le pavé. Il va me doubler. Je me serre. Sur le trottoir étroit à ma droite, beaucoup de monde, qui se presse : on fait les courses, avant de rentrer chez soi en cette fin d’après-midi, une belle après-midi d’automne.

Quelqu’un, une femme en noir, est descendue brièvement sur la chaussée, pour gagner du temps. Elle remontait la rue, la Grande rue, à contre-courant. Elle me bouscule de l’épaule, me déséquilibre et m’envoie sur le bus qui est en train de me dépasser. J’ai eu le temps d’apercevoir le visage de ma bourrelle : une femme au teint livide, la soixantaine bien tassée, un air obstiné, buté, sans pitié, inscrit dans ses yeux, qu’elle a étrangement clairs ; une de ces Flamandes mutiques, que l’on trouve parmi mes ancêtres. En ferait-elle partie ? Mais si elle était revenue d’un lointain passé enfoui, que serait elle venue faire ?

Ma tête a heurté le bus ; elle rebondit sur le flanc du pneu de l’énorme roue arrière, qui me précipite au sol, mon jeune crâne allant goûter de la bordure de granit, pendant que le vélo sonnaille de toute sa ferraille un peu plus loin. On fait cercle autour de moi. Etrangement, à demi inconscient, je vois distinctement la femme, un peu en retrait, crispée comme une voleuse ; elle est penchée sur moi ; je ne vois qu’elle, dans un halo : elle me regarde fixement, comme si j’allais mourir, et qu’elle était mon ange, mon ange triste. Elle est venue évaluer les dégâts : l’effet produit par sa bousculade. Et puis elle s’esquivera. On ne la reverra pas, je ne la reverrai plus jamais. Mais elle est là, gravée. Reviendra-t-elle, au moment de mes derniers instants de vie ?

On m’a installé au fin fond d’un café, dans l’arrière-salle sombre, où il n’y a que moi, au milieu de tables et de chaises empilées. Je n’ai pas réagi, pas réalisé. Je dois être groggy.

Ce n‘est que lorsque les pompiers m’emmèneront jusqu’à l’ambulance qui s’est garée à l’endroit de la chute, que j’aurai une réaction, la seule : celle d’un animal qui résiste et refuse qu’on l’emmène et qu’on l’encage. Ma mère a fini par surgir de nulle part. Mon vélo voyagera avec moi dans l’ambulance.

Plus tard, j’utiliserai avec indifférence le papier cristal récupéré sur le porte-bagages, pour réaliser le travail morose qui était au programme de travaux manuels cette année-là : un vitrail ; ses plombs enchâssant le verre sont en carton, et la mosaïque de verre coloré en papier cristal découpé.

Un vitrail…, comme pour un office. Décidément…

La grande rue de la Croix-Rousse en 1971