proposée par Marc                  

Au début des années soixante, les usines n’étaient pas si rares.

Comme d’autres, j’avais obtenu le « droit » de m’enfermer tout le mois de juillet dans une petite usine justement, aux confins de la Croix-Rousse, pour y gagner quelques sous. Ce droit, j’y avais accédé, en fêtant mes… quatorze ans quelques semaines plus tôt, âge à partir duquel vous pouviez cumuler la condition de collégien et celle d’ouvrier-manœuvre à tout faire, ou presque. L’entreprise fabriquait des petits appareils de chauffage « sans flamme ni fumée », un truc magique rendu possible grâce à l’amiante : une plaque généreuse, 40 x 60, qui guetterait les mamies dans leur salon, cachée derrière la grille pas du tout protectrice du radiateur.

Ma première semaine s’est passée à faire descendre en pluie – ou plutôt en avalanches – des tombereaux de fibres d’amiante, enfermé dans une guérite de 4 ou 5 m2, où déboulait des hauteurs, par une hotte, le stock d’amiante, une mixture filandreuse, grise et sèche. Mon travail consistait à me le mettre sur la figure tout le jour durant, avant de le désagréger en le secouant, armé d’une pelle. D’autres, en début de chaîne, formateraient ensuite les fibres, pour en faire des plaques prêtes à intégrer les appareils en cours de montage. J’avais pour protection un petit masque de tissu sur le nez, et je n’étais séparé de mes collègues de l’atelier que par quelques pans de plastique souple translucide, dont le caractère hermétique pouvait certainement prêter à discussion.

Je devais ce poste de choix, seul de son espèce, à la recommandation toute spéciale de mon père auprès du chef d’atelier. Il lui avait demandé, avec les meilleures intentions du monde, de me « mener un peu à la dure », pour que je me rende bien compte de ce que c’était que le « travail en usine ». C’était son monde, l’usine. Il n’avait en revanche pas connu le collège. Le chef d’atelier, un ami, avait sauté sur l’aubaine.

Le soir en rentrant, je jetais dans un coin mes vêtements imprégnés d’amiante. Le cou, les yeux me piquaient. Il me fallait me doucher longuement avant de pouvoir revenir à la vie civilisée : me mettre à table, puis très vite au lit. On commençait tôt le lendemain.

J’ai tout de même tenu toute une semaine, avant que je ne fasse remarquer que tout ça, l’amiante…, c’était tout de même un peu dur, trop dur. Je suis alors passé à la chaîne de montage, où une petite centaine d’ouvriers opérait. Un autre esclave (…?), un vieux de la vieille, avait repris la place que je lui avais ravie durant ces quelques jours. Cet intermède ne m’a pas vraiment appris quoi que ce soit sur le « travail en usine » : j’ai toujours considéré cette pénible semaine comme une expérience absurde, plus proche de la condition de bagnard que de celle d’ouvrier, même si ça peut en fait partie.

J’ai beaucoup plus appris des trois ou quatre semaines suivantes. Même si cela tient en assez peu de mots.

Le plus terrible d’ailleurs, c’est qu’il n’y a rien à raconter, ou presque rien. Quelques livres, quelques films, ont réussi à dire le sentiment de vacuité, de dépossession, de renoncement parfois, qui caractérise le « travail à l’usine » de l’époque, au bas de l’échelle surtout, à la chaîne surtout. Ils sont peu nombreux, ces livres ou ces films : la vie d’avocat, de cadre désabusé ou de gangster, c’est plus passionnant.

Le plus frappant – le plus terrible : le sentiment insupportable du temps qui s’étire, qui se disloque, jusqu’à disparaître, comme une eau de pluie qui ruisselle, et s’évanouit. Nous avions, nous les plus jeunes, l’œil fixé sur la grosse horloge au fond de l’atelier, et nos tournevis cruciformes vissaient souvent de travers. Comme au cinéma, l’aiguille n’avançait pas. La grosse différence avec le cinéma, c’est que nous n’attendions rien ni personne, nulle péripétie palpitante, nulle héroïne blonde, rien, à part la fin de la journée, et retour le lendemain.

Des journées qui se mettent à passer à deux à l’heure, sous prétexte qu’on fait un boulot sans intérêt, toujours le même, dans un endroit confiné, torride et glauque…, quelle drôle d’idée! Cette horloge n’était pas vraiment normale. Plus tard, des années après être sorti de cette prison temporaire, une chose me restera dans la mémoire : l’indifférence, l’épaisseur du cuir, de ceux qui travaillent là toute l’année. Ils ne sont pas là : ils s’abstraient durant les huit ou neuf heures de la journée de travail, foi de machine à pointer. Eux ne regardent pas l’horloge. Ils l’ont dans la tête. Ils ont de précieux petits rituels, qu’ils dégustent avec minutie : les casse-croûte qu’on sort de leur papier ou des gamelles en aluminium à compartiments. Les « sèches' » qu’on taffe, en aspirant goulument, derrière l’appentis aux poubelles, la main recroquevillée sur la Gauloises, comme un lumignon … Et le soir, ils sortent du boulot, le pas vif, le visage rafraîchi, le cheveu peigné à l’eau, le petit sac marin en toile-caoutchouc à l’épaule…, prêts pour une deuxième vie. La journée n’était pour eux qu’un moment vide à oublier instantanément.

Nous, les jeunots, nous n’avions pas ce savoir-faire : nous étions morts, vidés, fatigués par la chaleur et le manque d’habitude, épuisés par l’horloge, à moitié désespérés à l’idée que le lendemain ce serait la même chose. Nous nous en allions vers un mauvais sommeil, sans la perspective d’une deuxième vie, faite de cafés, de pétanque, de guinche, de poulettes…

J’ai reçu un bulletin de salaire, écrit à la main, et des sous, en billets et en pièces, dans une enveloppe.

Comme bien d’autres à l’époque, avec ça je me suis acheté un électrophone Teppaz, monté par d’autres ouvriers, dans une autre usine à quelques encablures de là.

C’était comme ça.

La Société Lyonnaise des Réchauds Catalytiques, ayant acquis un des 150 brevets Lumière, fut la première à créer les appareils de chauffage par catalyse Therm’x, fabriqués depuis 1915 à Cuire, Caluire-St Clair et Rillieux : les tamis catalytiques étaient constitués d’amiante et d’une solution de chlorure de platine !