proposée par Marc                   

Rentrée 1963, Saint-Exupéry nous tombe du ciel : nous inaugurons un lycée tout neuf. Ce jour-là, l’été joue les prolongations à la Croix-Rousse : le ciel est tout bleu, transparent, une petite brise fraîche nous met l’espoir au cœur.

Nous, les élèves de la classe de philo, qui essayons de trouver nos marques dans le nouvel édifice, construit selon la mode architecturale dernier cri de ces années-là. Trop grand. Il est trop grand, pour des potaches qui avaient été habitués à vivre à l’étroit quatre années durant dans les préfabriqués du Clos-Jouve.

Tout en longueur. Bizarre, pour nous qui avions ensuite tenté d’apprivoiser, au cours des deux années précédentes, les  proportions de cathédrale et les hautes fenêtres du lycée Neyret. Trop lumineux aussi, pour les dormeurs mal réveillés de l’enfance que nous sommes encore. Les couloirs étaient interminables. Le carrelage à foison. Rien ou presque dans la construction n’était de bois ni de pierre : béton, verre, acier, plastique.

Nous avons pris possession de notre nouveau bahut – tellement nouveau qu’il en aurait senti le bébé, en tout cas la peinture, c’est sûr, qui monte à la tête… Et je crois bien que nous n’avons rien dit, rien commenté. Nous nous sommes posés là, assemblés par petits morceaux, par tout petits groupes, dans l’immense cour de bitume. Et tout était impeccable. Nous sommes restés interdits, nous qui avions baigné dans le foutoir poussiéreux du Clos Jouve, avant d’arpenter quelques années après les volées de pierre remplies d’échos des escaliers du lycée Neyret, lentement martelées dans un sens, dévalées dans l’autre. Une cathédrale peuplée de pupitres, noirs comme la nuit.

Ici, à Saint-Ex, tout était neuf, tout était propre, rien ne serait probablement très drôle, mais tout serait strict. Ce n’était pas vraiment, malgré toutes ces coursives, que nous nous sentions comme en prison. Nous avions plutôt l’impression d’être… hospitalisés. 
Quelle idée aussi, toutes ces peintures claires, hygiénistes, pas un grain de poussière ou de noirceur ; et puis ces alignements parfaits : les innombrables fenêtres toutes semblables, toutes carrées, aussi carrées que, dans les classes, la multitude des petites tables jaunâtres, qui semblaient de carton. Ce lycée tout en longueur ressemblait à un animal couché, une bête un peu trouble, ruminant ses mauvais coups. Même le surgé, qui n’avait pas changé, petit homme barbu et pensif, paraissait ébahi, presque timide. Tout ici fleurait l’irréel, le décalé, le discordant, en phase à cet égard avec nos malaises adolescents…

En classe, c’était Spartacus et les bêtes sauvages. Nous découvrions la philosophie, dont nous n’avions jamais, jamais  entendu parler. Sa toute jeune prof, si fluette, avait été lâchée face à trente gars (sans compter les remplaçants), qui sentaient le fauve : leur cage avait connu un retard de livraison. Ici, dans ce lieu suspendu entre ciel et terre, même le  prof de gym était bizarre : il avait oublié d’être gras, et lourdaud ; il était  mince et sportif (surprise) et vif (re-surprise) ; plutôt petit, toujours en survêt’ bleu roi, de la même taille que la délicate prof de philo, il avait choisi d’en tomber amoureux, nous le savions : Marivaux en salle des profs…, ou le Schtroumpf amoureux de la Brindille… C’était,  dans tout ce béton, la seule fleur de poésie qui réussirait à pousser.

Cela a été aussi ma chance dans ce paradis tout neuf qui sentait l’éther : le prof de gym avait appris en conseil de classe que j’étais l’un des rares à être motivé par l’enseignement de la prof de philo ;  et il avait fait le choix, plutôt que de me martyriser pendant ses cours, de m’épargner. C’était une sorte d’intellectuel en somme.

 » J’ai passé les épreuves pratiques du Capes2 dans un lycée de Lyon, à la Croix-Rousse. Un lycée neuf, avec des plantes vertes dans la partie réservée à l’administration et au corps enseignant, une bibliothèque au sol en moquette sable.  »
(première phrase du livre)