proposée par Marc                       

Elle louait des livres, place des Tapis, sa minuscule boutique rencognée dans un angle, blottie tout près de la rue Victor Fort.
La devanture ne devait pas excéder deux mètres, porte comprise. Un bec de cane, et on sortait d’un monde, celui des gens, pour entrer dans un autre, celui des livres, comme une petite église silencieuse, mais à la dimension d’un confessionnal.

L’endroit était tenu par une dame hors d’âge, une petite boulotte onctueuse, lointaine, comme indifférente, à la voix moelleuse, ou alors légèrement pâteuse : excès de pastilles ? Appareil dentaire à faire régler ? Aujourd’hui, je pencherais – avec le recul – pour le Côte du Rhône en douce…, ou bien le Mâconnais. Mais c’est juste à cause de la voix : ensalivée, un peu traînante…

Pour le reste, elle conseillait avec autorité ses clientes, sortant un volume ou un autre – des nouveautés – en disant : « c’est très bien… ». Sagan, Bazin, Simenon, Druon, Vicky Baum. Les nouveautés de l’époque. Bonjour tristesse croisait la terrible Folcoche, se noyait dans les volutes de fumée de la Pipe de Maigret, et le Baron de l’Ecluse venait flirter au bord du Lac aux Dames… On – ma mère – repartait sans discuter, un volume sous le bras, qu’on rapporterait la semaine suivante, en disant qu’on avait aimé. Tous ses livres étaient méticuleusement recouverts d’un papier cristal vert fougère, quasiment opaque, qui donnait à la littérature des airs de nénuphars, de marais étales, où noyer l’ennui des après-midis des années cinquante…

Aujourd’hui je me souviens de l’odeur discrète, insistante pourtant, et « personnelle », de l’endroit. La dame a dû mourir, comme il se doit.
Au même endroit, un monsieur, taillé comme un bûcheron, vend maintenant des livres « introuvables », des lyonnaiseries et des croix-roussienneries, des livres de mécanique et d’autres bizarreries. Lui ne se souvenait de rien. Il n’avait pas connu l’elfe qui l’avait précédé.

Je lui ai acheté un volume sur l’histoire des mécaniques Verdol, l’usine oubliée, détruite, où mon père a travaillé toute sa vie. Qui d’autre que moi aurait pu acheter ça ?
Il a fallu qu’à travers moi le lien soit tissé, entre la dame à la voix pâteuse de prêtresse et l’homme aux épaules de bûcheron, un génie des bois, certainement.