proposée par Marc               

Milieu des années soixante : Gene Vincent traîne sa patte sanglante sur la scène du Théâtre des Célestins, temple rococo et monumental du théâtre bourgeois.

Cette fois Molière a laissé sa place, et cette fois le plateau semble fait de planches brutes, sombre saloon d’une petite ville reculée, oubliée, loin, loin.
Nous, deux lycéens en phase terminale (section philo), revenus de tout ou presque, jurons que nous y étions, après avoir couru, dévalé les pentes de notre colline natale…, pour voir ça.
Ça sent la poussière, la lumière est très blanche, immensément crue sur la scène aride : rien, ni décor, ni accessoires. Mais que fiche donc Gene dans cet endroit ? Il est plus que blême, épuisé, vraiment épuisé. Il déroulera son répertoire, brièvement (une heure ?), somptueusement, et s’enfuira.

Il est ce prince noir incontesté du rock’n roll.
Et pour tout arranger, surprise : il est petit, presque un peu rond, un peu bouffi (Gene, arrête un peu le gin !), les yeux globuleux, le cheveu gras mouillé de sa banane rare et molle flageolant sur son front. Il est beau donc, beau comme un rocker des profondeurs : il a la peau blafarde du type au bord de disparaître, sur le point de nous quitter sans cesse, sa patte folle (accident de taxi à Londres, son ami Cochran, rocker lumineux, y est mort) traînant derrière lui. Ce qui ne l’empêche pas de tomber d’effusion, ainsi que le réclame le rock si pur, sur la scène, un genou en terre, en poussière, puis de se relever adroitement mais avec un peu de peine (sa salope de patte le fait souffrir – est-il venu avec des béquilles ? – je crois bien que oui). Derrière son micro d’un vieux modèle, dont il tient le pied lourd d’une main, vêtu, ganté de cuir noir, à demi mystique, habité par ses rocks rugueux chantés mille fois avec la même foi étrange, il tangue, il sue, il impose sa dose de respect.

Plusieurs fois il est au bord de s’évanouir, mais il tient, couvert de sueur glacée ; il est livide, brûlant et sombre.
Pourquoi est-il venu : pour payer l’alcool, payer les drogues ? Plus sûrement : pour oublier qui il est. Il nous a transportés.

J’apprendrai, quelques années plus tard (en Afrique), qu’il a fini par mourir, d’une maladie métaphysique : le foie.
Gene Vincent, de son vrai nom : Vincent Eugene Craddock, il n’y a que l’art des petits cauchemars pour inventer ça.

21 octobre 1963 : « Gene Vincent et un grand spectacle de music-hall » au théâtre des Célestins à Lyon… parce que le Palais d’hiver à Villeurbanne avait brûlé !