proposée par Marc                                    

17 Rue Royale. En face, la mère Brazier dort : on est samedi, aux environs de 18h, et le restaurant est plongé dans la pénombre. Au 17, ce n’est pas pareil : un troquet à l’ancienne, quasi centenaire ; la mère Brazier est une gamine à côté.

On franchit la porte vitrée, son rideau froncé sur sa tringle de laiton ; on paye son ticket, et on monte à l’étage par un escalier qui tourne. Une vaste salle, des tables en longueur et devant, un fatras d’étuis, de housses et de supports pour saxophones ; mais pas encore d’instruments, à part un piano droit qui broie du noir à l’écart.

On est au Hot Club de Lyon. « On » ? Toujours les mêmes deux, trois potes, fringués comme pour un dimanche. C’est d’ailleurs comme la messe, pour ceux qui connaissent : le Hot Club, le samedi, ça ne se rate pas. On fume beaucoup, on boit un verre, un seul : on ne roule pas sur l’or. Quand on a seize, dix-sept ans, à Lyon, au milieu des années soixante, il n’y a pas grand-chose à faire, à moins d’être blouson noir…, ou d’aller au Hot Club.

Un saxophone, puis un deuxième – des ténors – se pointent ; un tromboniste, il me semble ; un pianiste maigrichon : un ex-collègue de lycée, qui a fini par jeter l’éponge, devenu trop vieux pour ça et s’y ennuyant trop. Le bassiste enfin, qui restera accroché, suspendu à son énorme caisse, la « grand-mère », et un batteur hors d’âge, placide et ventripotent, qui s’est installé sur un minuscule tabouret, devant le minimum syndical en matière de drums : une caisse claire, une charleston, un ou deux toms… Il me semble que le brouhaha ne cesse jamais : ici c’est un conclave ; un conclave où on s’ignore : on parle beaucoup, certes, mais entre soi, entre petites équipes de potes descendues des pentes. C’est spécial.

Le boss d’ailleurs est spécial : Raoul Bruckert, une sorte de moine à petite frange noire ; osseux ; il ne rit jamais en public et sourit seulement s’il se brûle. C’est un croisé du bebop, au son hargneux, volubile, abstrait, et sincère. On n’est pas là pour se marrer. C’est spécial…, et on aime.

Parker, Gillespie, Monk… Chaque semaine, les mêmes morceaux ou leurs petits frères sont servis, impeccables et distants. Ce qui s’y joue : un phrasé virtuose, très concentré et plutôt froid, pas vraiment fait pour l’effusion, puisqu’on n’est pas là pour ça… Il était d’ailleurs de mise, voire attendu, que les musiciens fassent la gueule à l’époque. Alors ça donnait ce truc spécial, une sorte d’étrangeté en continu, parfaitement réglée et distante, qui vous laissait interdit, comme devant un Mystère : un truc secret, pour initiés seulement et qui vous tend un miroir flou, qui interroge. On sent bien qu’il s’y trame quelque chose d’important et d’abstrait.

C’est comme une toile blanche qui vibre, un écran qui entre en résonance avec les angoisses rampantes, celles qui habitent les poitrines des jeunes gens que nous sommes ; des jeunes gens qui ne savent pas, mais pas du tout, où ils en sont, ni qui ils sont… Normal dira-t-on…, à ces âges… ; en plein gaullisme, dans cette ville si grise à l’époque, quelques années avant l’éclosion d’une bulle rageuse, celle de 68… Il y avait un autre saxo ténor, d’un genre différent celui-là, mais aux ordres du boss, bien sûr. Beaucoup plus jeune, à peine plus âgé que nous. Charnel, à en exploser, et qui avait un cœur (un as, de préférence) … Sa chair vibrait ; si fort, qu’un jour, au sortir d’une improvisation puissante (pas vraiment dans l’orthodoxie bebop), il nous avait confié, encore stupéfait lui-même, l’émoi érotique violent que cela avait provoqué chez lui. Il passait aussi la plus grande partie de ses nuits au poker, ce qui pouvait expliquer son air vanné en permanence.

A un moment, on ne l’a pas revu durant plusieurs semaines : on a su qu’il était en dette ; une grosse dette de jeu, auprès de gangsters locaux, des qui ne rigolaient pas non plus. Il se cachait, dans le studio que lui avait acheté sa mère, laquelle était persuadée qu’il faisait son droit, consciencieusement… Les cartes. La nuit. Les mauvaises fréquentations, les dettes, le sexe…

Est-ce si spécial, dès qu’il est question de jazz ?

 

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le jazz est en plein boom en France. À Lyon, une poignée d’étudiants des Beaux-Arts et du Lycée du Parc, les «Zazous» se retrouvent ponctuellement pour «bœuffer» dans une maison des jeunes, rue des Marronniers, tout près du théâtre de la Comédie où Roger Planchon met en scène ses premières pièces. La bande d’étudiants migre ensuite au sous-sol de La Bellecordière et le 8 décembre 1948, Henri Gautier et le saxophoniste Raoul Bruckert déposent les statuts d’un “Hot Club de Lyon”, avec Duke Ellington en président d’honneur. Sidney Bechet, Boris Vian, Juliette Gréco, Miles Davis, font escale dans ce club très Saint-Germain qui subit périodiquement les caprices du Rhône ! 

En 1951, changement de lieu (plus sec) au 5 rue de la Fromagerie. L’itinéraire du Hot Club passe ensuite par une auberge de la rue Royale en face de la Mère Brazier, puis s’arrête un temps rue de l’Arbre-Sec, et réintègre le sous-sol de la Fromagerie avant de trouver son refuge actuel, au 26 rue Lanterne en 1981.

Ouvert en 1948, le Hot-club de Lyon est le plus vieux club de jazz d’Europe encore en activité.