proposée par Jacques                       

Il n’est pas bien difficile, à partir de la place Colbert, de se laisser descendre jusqu’au centre de Lyon. Gone (gamin), mon itinéraire préféré était de prendre la cour des Voraces, sur la place, puis « trabouler » tout droit en empruntant les escaliers mémorables des immeubles qui furent le repaire des « révolutionnaires » canuts, puis des résistants, pour me retrouver place des Terreaux, direction le lycée Ampère, ou opter sur la droite pour emprunter la rue d’Algérie, le pont de la Feuillée, sur la Saône, qui donne directement sur le Conservatoire, quai De Bondy.

Mais, quand on est enfant, on part naturellement à la découverte ; tous les recoins des pentes de la Croix-Rousse me fascinaient : les vieux commerces subsistaient et j’aimais faire contours et détours en passant par toutes les petites rues donnant sur la montée de la Grande Côte ou la montée Saint Sébastien. Plus petit, pour aller à l’école primaire Vaucanson, il fallait faire le contraire (la place Colbert étant à mi- coteau), c’est-à-dire gravir les nombreux escaliers monumentaux le long de ce qui était encore les derniers ateliers des canuts, faisant encore le tissage de soie avec ce son caractéristique des « navettes » : « vroum mm, vroum mm, vroum mm »…En se penchant sur le balustre de l’escalier, je voyais apparaître les merveilleuses soieries et je restais de longues minutes, fasciné par cette beauté.

Je ne sais plus comment j’appris, un jour, l’existence d’un endroit où il se « passait quelque chose » : on y faisait du « jazz » ; je devais avoir 17 ans et « on » m’avait donné l’adresse : 17, rue Royale, le jour : samedi, l’heure : 17h. Cela ressemblait à une conspiration !
Je me souviens très précisément des battements de cœur en descendant la montée Saint Sébastien, à l’idée d’entendre du « jazz ». Je laisse sur ma droite la rue Imbert-Colomès, la rue des Tables Claudiennes, la rue Burdeau, arrive sur la place Croix-Paquet que je traverse…, encore quelques marches, et, sur la gauche, une rue très étroite, presque inquiétante : la rue Royale (dont un angle abrite le restaurant de la « Mère Brazier »).
Mon cœur bat plus fort. Je cherche le 17, je suis déçu : ce n’est qu’un café banal comme il y en a des centaines à Lyon ; je n’ose entrer ; on a du mal me renseigner… Je suis prêt à abandonner : je ne perçois de ce café aucune « musique barbare » !
Mais il n’est pas 17 heures, il est vrai ! Peut-être cette musique est-elle comme une montre suisse : juste à l’heure, pas un poil avant ! Finalement, je rentre et demande si le « Hot Club de Lyon » est ici ; on me répond :
– Ah ! ils vont arriver, vous pouvez monter, c’est au premier…
J’attendais sur une chaise, il y avait un piano droit, des cendriers partout sur des tables bistrot avec des chaises « Thonet ».
Puis j’ai vu arriver, tranquillos, un à un, les musiciens : qui, avec des éléments de batterie, qui, avec une housse recouvrant une immense basse, qui, déballant un sax, une trompette, un trombone… d’autres qui n’avaient rien (les pianistes ?).
C’était une réunion bon enfant : les spectateurs s’attablent ; soudain, devant la batterie, la basse et le piano, tout le monde joue, à l’unisson, une mélodie très compliquée, puis tout le monde joue à tour de rôle des notes qui ne sont pas écrites ; il n’y a pas de partition !
Mais comment font-ils ?

Je me mets à côté du pianiste qui, sur le pupitre, a des lettres et des chiffres inscrits sur un bout de papier.
Je ne comprends pas, sauf que je perçois immédiatement que tout cela est organisé, et de façon différente de la musique classique. De toutes façons, à la fin, ils terminent tous ensemble, à l’unisson !
J’ai vite fait copain avec le pianiste (Dumas), qui m’a expliqué les signes cabalistiques ; je lui dis que « je fais du classique », mais que je voudrais être initié…
– Reviens samedi prochain !
Dans la semaine qui suivit, j’ai réussi à avoir quelques infos, ai acheté un recueil de Dave Brubeck, où il y avait des musiques bizarres à 5 temps, 9 temps et je travaille le « Blue Rondo à la Turque ». Je me pointe rue Royale le samedi suivant, monte au premier, me permets de jouer un Mozart au piano ; arrive Dumas :
– Salut le classique !
Je lui joue alors par cœur le « Blue Rondo »… Il était un peu scotché : je tente quelques impros…
Les musiciens arrivent : je suis fasciné par cette musique et je comprends rapidement tout le système des notations, des impros, des « thèmes ». Certains musiciens du Hot Club me « prennent sous leur aile », mais je restais cependant « le classique ».

Voilà comment j’ai découvert le jazz : personne, à part moi, ne se souviendra de cette histoire. Quelques années plus tard, à Etampes, avec la chorale, m’est venue l’idée de mettre des paroles avec Brigitte Cottaz, sur le thème de Brubeck.
Comme quoi, y’a pas d’mystère !!

L’itinéraire du Hot Club passe dans les années 60 par le 17 rue Royale, puis s’arrête un temps rue de l’Arbre-Sec, avant de trouver son refuge actuel, au 26 rue Lanterne en 1981.Ouvert en 1948, le Hot-club de Lyon est le plus vieux club de jazz d’Europe encore en activité.