proposée par Marc                  

Bon, les souvenirs, c’est bizarre. Souvent. Et charmant. Même les plus infimes. Pour celui qui se souvient en tout cas. Ces deux lettres et ces deux chiffres : G2-G4…, ça ressemble à un code génétique (?), celui de mes parents. A un code initiatique aussi : mon initiation au cinéma.

Pendant des années, mes parents sont allés chaque mercredi soir voir le film qui passait au cinéma Chanteclair. L’image qui m’en reste ? Une toute petite image : celle de deux tickets attachés ensemble, à peine plus grands qu’un timbre-poste, un petit trou les séparant en leur milieu. La couleur en était immuablement jaunasse, jaunasse et verdasse. Pendant toutes ces années, ils ont demandé et obtenu le même emplacement : G2 et G4, des places plutôt vers le fond, comme on faisait à l’époque, et bien centrées… Je ne sais pas si ça vous en bouche un coin, mais moi si.

Mais ce qui m’est resté définitivement gravé, c’est la manière dont ce G2 et ce G4 étaient inscrits : au dos, avec un gros crayon gras, très gras, couleur bleu violet, comme une bouche qui serait venue poser là son baiser codé, appuyé…, et violet.

Plus tard, j’eus « le droit » d’aller réserver, quelques jours avant la séance du mercredi, deux places pour mes parents cinéphages : G2 et G4, on l’avait deviné. C’était une dame, toujours la même, qui tenait le guichet. Je ne me souviens pas de ses traits. Derrière son « parloir » étroit, on ne distinguait pas vraiment son visage, surtout en contre-plongée (je n’étais pas encore très grand). Je me souviens de sa pâleur, celle de ses mains sans doute, et surtout de cette sorte d’onctuosité et de lenteur élégantes qu’elle avait dans ses gestes et dans sa voix, une onction attirante et impressionnante à la fois, mi-maman douce, mi-infirmière « très gentille parce que c’est très grave ». Lorsqu’elle avait écrasé son crayon gras au dos des tickets, comme elle aurait fait d’un rouge à lèvres en rêve, elle dévidait un peu du rouleau de tickets, et elle coupait le cordon, d’un geste plutôt chirurgical.

Et puis un jour, plus tard, je suis allé voir mon premier film. Au Chanteclair. Places G2-G4. Avec ma mère, un jeudi après-midi sans doute, jour chômé pour les classes de l’époque. Le film, ça aurait pu être à peu près n’importe quoi d’autre, ça aurait été tout aussi bien. Mais là tout de même, attention (musique !) : Sous le plus grand chapiteau du monde, c’a été. Je crois bien que pour les grands, maintenant, c’est un sérieux nanar (je n’ai d’ailleurs pas trop osé le revoir à la télé récemment, et j’ai comme l’impression que j’ai bien fait).

Un premier film…, je crois bien que c’est beaucoup plus puissant encore que la première fille (mais qu’est-ce que je raconte ?). En tout cas ça n’a pas arrêté : et vlan ! des vols planés de trapézistes à droite, et vlam ! pareil à gauche, et badabam !, par terre… Et le héros, le trapéziste… : toujours inexplicablement en petite culotte… tout le long…

Je vous avais dit qu’il s’agissait d’une initiation. Je crois qu’une fois un tel film terminé on sort à reculons, en tout cas ce jour-là, oui. On quitte, il le faut bien, l’univers de velours (forcément grenat) du cinéma en travelling arrière, puis avec lent mouvement de grue qui vous emmène planer dans les cintres du décor et les trapèzes qui se balancent encore, avant un long fondu au noir. On papillote des yeux. On se retrouve devant l’immense façade du Chanteclair, face au large trottoir lavé à grandes eaux après le marché du matin.

G2-G4, mon amour, me voilà marqué à jamais.

Le Cinéma Chanteclair ouvre en 1933 sur l’emplacement où fut jadis la célèbre brasserie Dupuis au 136 Boulevard de la Croix-Rousse (angle rue Saint-François d’Assise).

La façade est surmontée d’un coq aux ailes déployées, dont la devise est « on parle et chante clair ». D’une capacité d’accueil qui dépasse les 900 places, le Chanteclair ne compte pas moins de cinq entrées sur le boulevard de la Croix-Rousse et un hall de cinq mètres de profondeur conduisant à un escalier monumental à double volée.

La salle est par ailleurs présentée comme le premier cinéma réfrigéré de Lyon !

Transformé en complexe multi-salles fin des années 70, il est démoli en 1986.