proposée par Marc
Rue du Chariot d’Or, promesse d’opulence, un nom pour Ali Baba.
J’y passais tous les jours, fermement tenu par la main de ma mère. Direction : l’école Commandant Arnaud. Pas question de traîner, vu que, comme tous les jours, on était à la bourre. A ce moment-là, la rue était vivante : un magasin de fruits et légumes, son étal à tous vents, par tous les temps. Une auto-école, genre Tintin ; un magasin de chaussures avec des dames pour essayer, si je me souviens bien, et… un paradis, comme il n’y en a plus, qui s’annonçait par ses parfums, puis en s’approchant par un amoncellement intimidant, sorcier, invraisemblable, de trucs et de machins.
De la sorcellerie ? Pas tout à fait. Ça sentait plutôt fort et mystérieux, une composition indémêlable de parfums doucereux pour les uns, âcres pour les autres : de savon, pour la lessive ou pour le bain ; de vernis et de peinture ; de naphtaline et d’antimites ; de pétrole, de camphre et de térébenthine ; de plastique et de caoutchouc chauds… Une droguerie, donc. Ça ne se fait presque plus : les rayons spécialisés des supermarchés, qui ne sentent plus rien, ont pris leur place ; celles qui subsistent s’escriment à essayer de ressembler au rayon « articles et produits ménagers » du dernier étage des grands magasins.
La nôtre, rue du Chariot d’Or, lorsqu’on s’y arrêtait, c’était au retour, le soir, parce que là on avait le temps. L’espace, plutôt minuscule, paraissait infini : ça dégoulinait de partout de balais-brosses et de balayettes, de sacs et de cabas, de fichus-en-plastique-transparent-pour-se-protéger-de- la-pluie, de tabliers pour la cuisine, de ciseaux, de couteaux, de gaufriers, de réveille-matin, de clous et de vis vendus au poids, de linoléum et de toile cirée au mètre… Et au milieu de tout ça, une petite dame en blouse blanche, aussi calme et posée que son capharnaüm était tonitruant. Elle fait face aux demandes, les plus saugrenues, ou d’une étrange banalité, et toujours si personnelles.
Si on entre là, il faut accepter de « se déshabiller », de parler de ce qu’on n’aborde qu’avec réticence ailleurs qu’en cet endroit : des recoins qui retiennent la saleté, de l’entretien des cabinets, des taches biologiques qu’on a du mal à « ravoir », ou de ces cheveux blancs qu’on aimerait cacher… J’écoutais, de toutes mes oreilles, déballer sans honte tous ces secrets. La petite dame boulotte écoutait. Rien n’était insoluble. Elle partait dans la direction voulue, en traînant un peu des pantoufles, et revenait avec la solution, il n’y en avait pas deux mais une, de solution : la bonne. Et tout dans son royaume, ce paradis, était géométrie multidimensionnelle : au sol, les bidons, en piles les savons, en faisceaux les balais, accrochés dans les cintres, comme au théâtre, les ballons pour les mômes et les seaux pour les mères, en suspension les colifichets au bout de leurs fils, telles de gracieuses araignées ; et des bacs pour le vrac : cristaux et paillettes ; des bonbonnes transparentes pour les liquides ; des coupelles qui sentent le fer pour les clous, avec la pelle de confiseur qui y puisera. Au fond, dans une pénombre douce : une horloge, une comtoise, qui attend son heure, hors de prix…
Ma mère faisait un usage pragmatique, mesuré et concentré, de ce paradis en forme de bric- à-brac : elle venait y trouver ce qu’elle cherchait, en ménagère rationnelle, efficace, en… chef de famille. Pour mon père, c’était autre chose : c’était son heure artiste. La droguerie, il l’appelait de son autre nom : le marchand de couleurs. Il y venait d’ailleurs surtout pour la peinture et les vernis. Mais aussi pour bien autre chose : pour la rêverie. Un jour, il s’est trahi, disant que quand il prendrait sa retraite, il tiendrait un tel magasin : il se ferait marchand de couleurs. Avec une idée fulgurante (et… commerciale) à la clé : afin de faire parler de son commerce, il en repeindrait la façade chaque semaine (ou peut-être chaque mois, ce serait plus raisonnable) d’une couleur différente. Certes… au pistolet…, mais tout de même. Malheureusement (heureusement ?), il n’a jamais pu réaliser son idée de paradis, qui, en couleurs ou pas, de toute façon est perdu.
Une des plus anciennes rues de la Croix-Rousse qui porte son nom dès le XVIIIe siècle, en raison à son angle avec la Grand-Rue de la Croix-Rousse, d’une enseigne d’auberge représentant un chariot doré.
Merci Marc,
J’ai peu de souvenirs de notre Croix-Rousse, qui m’a vu naître.
Un peu de mon école, de la rue Dumenge où nous habitions, de la place Colbert où vivaient et travaillaient les amis de mon père et de cette « marmite » qui rassemblait les habitants du quartier. Toute une époque qui avait une âme.