proposée par Alain                      

… la Grande Rue de la Croix-Rousse dans les années 50. 
J’imagine la parcourir pour une de mes petites-filles, adolescente d’aujourd’hui, et la lui décrire. Alors, je m’aperçois que j’userais  (abuserais !) de notes en bas de pages afin d’expliciter certains passages. En définitive, je ne raconterai ma rue qu’avec ce parti pris de l’évoquer uniquement par ce qui l’étonnera, l’intriguera, l’amusera peut-être.

J’habitais au 81, presque au bout, à la limite de Caluire au nord que nous atteignons. 
Là, se trouve l’hôpital. Un souvenir : la file de gamins vomissant leur sang durant l’ablation collective des amygdales. Dans le coin, La goutte de lait le dispensaire destiné au suivi des jeunes enfants.
Remontons ! La rue est pavée, à double sens de circulation. La ligne 6 du trolleybus y passe. À ma gauche, la Salle des Fêtes devenue la Maison de la Danse. Un peu plus haut, le 87 où se situe actuellement le Jardin Rosa-Mir. Le marchand de charbon qui nous livre les boulets est installé là. L’été, il vend les blocs de glace dans lesquels on met à rafraîchir sur la fenêtre le beurre et les boissons. Ici, habite l’ami inséparable d’alors qui vient de reprendre contact avec moi.
Ça traboule avec le 83 par une cour où l’on joue avec l’arrière-plan sonore d’un des derniers bistanclaques. En face du 81, deux commerces : un tripier et une droguerie. Devant eux, une pompe à eau à levier à laquelle nous nous approvisionnons durant l’hiver 56 qui gela toutes les canalisations dans les immeubles. Sur le trottoir, une prise d’eau à laquelle le cantonnier branche le tuyau par quoi il nettoie le plus gros dans le caniveau qu’il fignole ensuite avec son balai. Mon allée ! avec sa voûte qui donne sur la cour lieu d’activité d’un marchand de vin. Quand il transvase, ça pue la vinasse, odeur plus agréable que celle dégagée à la venue du camion-pompe de l’UMDP pour vidanger la fosse sous la remise aux poubelles en ferraille.
Ça communique avec les terrains de la paroisse Saint-Denis. Je grimpe quelques marches et j’écoute les cours donnés par les Frères sur la soutane desquels se détache le col à large rabat semblable à des dents de souris. En plus de  leur école, les curés disposent de nombreux bâtiments. Dans un, un frêle vicaire bricoleur, caparaçonné dans sa soutane empesée et luisante de crasse, a installé comme un foyer avec un téléviseur qui me permettra de voir quelques matchs de foot de la Coupe du monde 1958 ; dans un autre, les scouts se rassemblent. J’en suis. Un autre encore, plus vaste, deviendra la salle de cinéma Saint-Denis. En passant par je ne sais plus quels corridors dans la cure, on accède à l’intérieur de l’église Saint-Denis où j’ai récité jusqu’à plus soif mes dominus vobiscum dont se souvient encore sans avoir appris le latin le mécréant que je suis devenu. Comme quoi, l’imprégnation… en méthode d’apprentissage…
À l’angle, la pâtisserie où je vais, les jours de bombance, acheter les quenelles avec leur sauce dans ma berthe à lait. Oui, celle que l’on dépose sur le palier avec l’argent dû et que remplit le laitier qui parcourt les étages sifflant dans son sifflet à roulette avant de regagner son triporteur ! Ce laitier-là me laisse un souvenir plus ému que celui de la rue qui vend les œufs et le fromage qui ne manque jamais de balancer une réflexion quand je dis que ma maman paiera plus tard. Sur la gauche, la rue Pailleron qui m’emmène au gros bâtiment du groupe scolaire Commandant-Arnaud avec son école maternelle, celle de filles puis la mienne de garçons.
Franchissons ce carrefour ! Un salon de coiffeur où officient deux hommes qui portent un nœud papillon. Est-ce à cet endroit que l’on a ouvert plus tard le bazar au nom de Tout à 100 Francs ? Plus haut, sur la droite, la miroiterie-friterie ! Le repas du dimanche soir, après le cinéma, ces patates coupées en tranches, frites et enveloppées dans du papier-journal. Pas celui de la dernière édition du soir du Progrès qu’un type vend à la criée ! Celle des résultats sportifs qui m’apprit un soir de février 57 la victoire de l’équipe algérienne d’El Biar sur la légendaire équipe du Stade de Reims à l’occasion de la Coupe de France !

Égrenons les boutiques que nous ne fréquentions pas en remontant la rue jusqu’à la Petite Place de la Croix-Rousse. Le cinoche du samedi, la Perle, niché au fond d’une allée sombre. De son balcon en U, je vois mon premier film en couleur : le Robin des bois, celui d’Errol  Flynn.
Plus somptueux, le ciné du dimanche, le Chanteclair avec ses loges, son bar attenant et parfois des spectacles durant l’entracte appartient au 1er arrondissement. Donc, plus très chez moi mais je franchissais cette frontière du boulevard sans barguigner.. Nous, les pauvres, pouvions nous payer une toile deux fois par semaine !
Ma rue débouche sur la Grande Place de la Croix-Rousse. Une statue de Jacquard lui tourne le dos. Peut-être se gaffe-t-elle devant elle des canuts des pentes qui prendront des coups de sang dans les années 1830 ?

Quand j’étais gone, un pieds humides – une de ces buvettes en plein-air – où on se mouillait autant la corgnole que les arpions – se tenait au coin. Je soumets ce texte à l’ami du 87 retrouvé quarante ans après. Lui aussi, la nostalgie le gratouille et je pense qu’il en va de la mémoire comme d’autres exercices : que c’est mieux à deux !

La grand’rue est vraisemblablement située sur le tracé d’un chemin antique qui rejoignait la voie romaine du Rhin dans le prolongement de la Montée de la Grande Côte. La rue a commencé son développement au xvie siècle. Son tracé actuel date du xviiie siècle.