proposée par Marc             

Ma ligne, celle du trolley numéro 13. Cinquante ans plus tard, elle me fait voyager, en rêve : « le 13 » est maintenant un vaisseau fantôme. Tout récemment, sans prévenir, j’ai refait mentalement le parcours : celui que j’ai emprunté des centaines de fois, pendant des années, avant, un beau jour, de quitter Lyon et la Croix-Rousse, définitivement. Et de ne plus jamais repenser à la ligne 13.

Le scénario, le trajet, avait un petit air bénin ; il était invariable : le monstre bonasse, tout rouge, et blanc aussi, arrivait à une heure incertaine, le mufle large, gros insecte empêtré dans ses élytres – ses perches – et dans ses fils qui suivaient le mouvement avec un peu de peine, avec un petit retard vaguement menaçant, comme des fouets que l’on retient, des bêtes qui vous traquent.

Nous montions par l’arrière, traversant comme un miroir des portes à soufflet, vague accordéon qui n’avait pas appris la musique, ne sachant vraiment faire qu’une ou deux choses : s’ouvrir en claquant très fort, comme des gifles, et se refermer sèchement…, sur les gens. Le son aigrelet d’un timbre de laiton, digne d’un hôtel du far-west, signifiait le début de l’épopée, un parcours fantôme au ralenti, porté par le silence des énormes pneus.

Il y a de l’humour, involontaire mais têtu, dans les transports : « Avançons sur l’avant !!!… », hurlait le receveur, aussi énorme lui-même que sa cage grillagée était étroite. Et je ressens encore dans ma main la laque de la barre moite où se tenir, ou bien la poignée de cuir recuit qui sciait les doigts, au bout de laquelle nous partirions en vrille, au premier cahot, comme autant d’araignées en goguette, ébahies au bout de leur fil.

Rue Philippe de Lassalle, la bourgeoise : rien de spécial, juste un peu hâve, juste ce qu’il faut pour s’ébrouer et prendre son quart à bord du navire qui brinqueballe. Le trolley numéro 13 glisse sur une mer étale, laisse à sa droite le Clos Jouve et ses baraquements, des salles de classe préfabriquées, pour lesquelles les ex-collégiens que nous pouvions être n’avaient, allez savoir pourquoi, pas un regard. La haute mer, et ses creux profonds comme des gouffres, commençait exactement là : à l’amorce de la longue descente sirupeuse en direction de la place de Terreaux. Une sorte de sale petit moment sournois à passer : une vague nausée d’après petit-déjeuner trop vite avalé ; un sas entre deux atmosphères et deux planètes : la frontière qui sépare la Croix-Rousse du reste du monde.

Passé le terminus de la Ficelle, le funiculaire maintenant disparu, ce sont des alignements de commerces muets, incroyablement vieillots, sombres comme des traboules, inquiétants comme le visage lisse de Guignol, dont la ville à cet endroit conserve le secret. Vient l’épisode du triomphe, celui de la fontaine des Terreaux et de l’Hôtel de ville, travesti en pièce montée bardée de chantilly : il éblouit, brièvement, juste avant de pénétrer dans le ventre de la ville, ses longues voies étroites, caverneuses comme des intestins de bêtes : les deux épines dorsales immobiles – il faut au moins ça – que sont la rue de l’Hôtel de ville à l’aller, la rue de Brest au retour.

Dans ces intestins il y a du champignon mexicain : la Place des Jacobins surgit comme un flash, resplendissant comme un temple aztèque, explosant de lumière comme une clairière soudaine, avant le bouquet final, extatique : ce sera la place Bellecour, irrespirable de grandeur, d’arrogance militaire, faite pour le canon pointé sur les ouvriers mécontents, qui ne savent pas se tenir. Le monstre mafflu nous déposerait à notre destination, peu après avoir dépassé la Poste centrale, monument sponsorisé par Staline soi-même. Nous traverserions alors le Rhône en pressant le pas, vers les facultés du quai Claude Bernard. Et nous n’y penserions plus.

Au retour, peut-être, nous serions gratifiés d’un grain de fantaisie héroïque : le chauffeur, descendu de sa machine, arcbouté à l’arrière de la bête, tirant sur les câbles, tel un ludion, un troll trop léger, s’efforçant de replacer les perches dans leur logement de ferraille : cette toile aérienne qui nous accompagne tout au long du parcours de la ligne 13, comme à la vogue les autos qui tamponnent sont poursuivies par leurs perches, léchant le treillis électrique au-dessus d’elles. C’est qu’à cet endroit, le Jardin des Plantes a présenté au monstre rouge une énigme qu’il ne sait pas résoudre : son virage en épingle à cheveux, propre à faire dérailler les perches. Le monstre ne s’y connaît pas en épingles à cheveux, pas plus qu’en tout autre article fait pour accompagner la beauté des femmes.