proposée par Marc                      

Nous avons tous, presque tous, ces sons, ces cris, ces chants, ces appels… dans l’oreille, et maintenant dans la mémoire, avant de disparaître. Certains resteront des appels isolés, planant dans les airs, d’autres sont associés à des images, pour former des petits bouts de rêves.

Ainsi : « …i-tt-ttriéééé-éé… ! » ; « …i-tt-ttriéééé-éé… ! » …, …, …, « …Vi-ii, … ttt…rié-ééééé… ! ».

Le plus souvent, on l’entendait sans le voir : il passait en bas… de nos fenêtres.
Sa voix rauque faisait un peu peur, insistante, presque menaçante : annonciatrice des petites catastrophes à venir, réparables. Et d’autres, irréparables, parce que, ça y était…, la vitre avait été cassée. Lorsqu’on l’apercevait, d’en haut, en se penchant, l’apparence du personnage était un peu plus inquiétante encore : petit troll rêche et courbé, une immense cathédrale de verre penchée sur son dos, lançant des éclairs, qui surplombait sa menue silhouette. Et si on le croisait, écrasé par son fardeau à l’horizontale, gravissant les pentes de notre colline, toujours silencieux et très « intérieur » avant chaque vocifération, nous le gratifiions d’une sorte de révérence craintive, celle que l’on réserve aux personnages venus d’un autre monde : on le craignait. Sourdement, comme un sorcier.D’autres explosions sonores fendaient sans prévenir le silence du quartier, les hommes au travail, les petits à l’école, les mamans occupées à lustrer les meubles (… ?) :

« chaa-ââr…bô-niéé-éé… »,

… avant que n’apparaisse un visage maculé, comme noirci à la bougie, enluminé par un regard d’eau limpide, mineur des profondeurs en pleine ville, indic du diable, scout crow, roi du silence et des bois… Le crâne surmonté d’une coiffe cousue de chiffons mous qui lui descendait jusqu’aux épaules, il avait sur son dos un énorme sac de jute couleur de ténèbres, que l’homme diable tenait par le bout d’une oreille, signifiant ainsi qu’il avait domestiqué la bête anthracite enfermée là-dedans…

Et puis, très loin dans la mémoire, le dernier livreur peut-être de barres de glace, rutilantes comme une banquise, dégoulinant comme une déroute (les déroutes dégoulinent très souvent) : il allait, son parallélépipède translucide posé comme un gros sucre candy, en équilibre sur le morceau de toile qui protégeait l’épaule du froid de loup…, un pic rudimentaire maintenant le tout en place. Il criait sans lever le regard quelque chose comme : « gla-aace… ! Qui veut de la gla-aace… ? »

Ceux que j’ai croisés, dans ma mémoire sont tous de dos. Et tous en train de disparaître, comme dans un mauvais rêve, au coin d’une rue, dans une embrasure, au pied d’un escalier effrayant, tellement il comptera d’étages à gravir, le pic enfoncé dans la glace en train de perdre les eaux.

Les pattis (« chifff…ô-nn-iééé… ! »),

…les rémouleurs (« cou-out-ôôô…, ciii-zzz…-ôô ! »),

les cavistes agitant leurs bouteilles dans leurs casiers métalliques…, tout un peuple sorti de nulle part, venu pour mêler ses appels à ceux des hirondelles, en un concert de cris et de chuchotements maintenant disparus.

La mémoire, ma mémoire, noircirait-elle un peu tout ? Ou bien, être enfant dans les années cinquante était-ce être confronté à tant de mystères irrésolus et de merveilles ambigües, assiégé par la peine des hommes au travail ?