proposée par Marc
Des coups de canon. Lointains. Qui résonnent. En pleine ville, au cœur de la Croix-Rousse. En plein vingtième siècle ? On est à la fin des années cinquante. Des coups de boutoir. La révolution sur la Colline ? Les canuts ? La garde tire ?
Les opérations, la bataille, se situent, pour le témoin-enfant que je suis, principalement au Clos Jouve et place Tabareau.
Et ça fait sauter le cœur, vraiment, comme des coups de canon : je suis à mon poste d’observation des terrains de jeux de boules et de pétanque.
Les boules, elles cognent avec des bruits sourds contre les épais madriers, lesquels stoppent net leur course folle, juste après les carreaux, qui soulèvent la fine poussière blanche du terrain, en petits nuages, comme les obus de DCA en dessinent dans le ciel, au cinéma.
Les hommes : les Hommes, ont balancé leur bras d’un geste ample, l’autre bras délicatement suspendu derrière leur dos, le regard au loin, tendu vers une ligne bleue secrète… et Plaf !
La boule artiste de l’adversaire a été décanillée, ou bien alors : Flop !
Mais au bout du compte, le bruit du canon sera presque le même.
Si c’est Plaf, l’homme, impassible, essuiera sa seconde boule de son chiffon à la fois très sale et très majestueux, et se retirera modestement, le devoir accompli.
Si c’est Flop, il préparera une deuxième tentative de carreau décisif, sauf si une calme injonction, sortie d’entre les dents d’un comparse, se fait entendre : « pointe, Marcel, pointe… ».
Ce sont des petites sociétés fermées : des équipes qui ne parlent pas, presque pas, toujours les mêmes, réglées, impassibles, quasi secrètes : lyonnaises, croix-roussiennes, ceux du Clos Jouve, ceux de la place Tabareau…
On se retrouve, on s’agglutine en essaims serrés, on s’accroupit par intervalles, on trace des choses dans le sable, on lance des projectiles bourrus, en finesse, ou alors martiaux, on étudie les pentes, les déclivités, les distances ; on mesure, on se met d’accord – immédiatement ; on ramasse les douilles à terre, pardon : les boules, on se retourne, et on recommence.
Jusqu’au soir, et puis le lendemain, et la semaine suivante, chaperonnés par les veilleurs, immobiles sur leurs bancs, qui suivent les opérations avec une attention qui flotte, qui flotte tout le temps, qui savent qu’ils ne seront jamais conviés, et qui ne parlent pas eux non plus.
La boule lyonnaise est renommée sport-boules en 1981 (elle est souvent appelée « la longue » par confusion avec le jeu provençal, ancêtre de la pétanque) : le joueur est tireur ou pointeur.
Mon grand-père qui jouait aux boules au « clos » au pied de son immeuble rue Coste, (bon, d’accord, la rue Coste ce n’est plus la Cx-Rousse mais Cuire mais c’est tout comme et la Cx-Rousse n’a t’elle pas failli être Caluirarde ?). Donc mon grand-père m’a raconté qu’à l’arrivée des Américains en 44 les boulistes ont découvert qu’ils pouvaient nettoyer les boules et les rendre brillantes en les laissant tremper dans du coca-cola dans un seau. Mais pour eux c’était le seul usage qu’ils faisaient du coca, car seuls les « pots » de rouge ou des petits blancs avaient le droit de cité à la buvette.