proposée par Marc               

C’était un paradis. J’y suis né. Un paradis pour les enfants.

J’y ai vu construire notre maison, par des maçons italiens. Je me souviens de Mario, le bien nommé, de sa moustache noire et noueuse comme un cigare de Calabre. Le premier jour, ils n’ont pas touché au chantier. Ils ont commencé par construire leur maison à eux : « la cabane des maçons », faite de madriers épais couverts de poudre de ciment (souvenir des chantiers précédents), fixés avec de gros serre-joints – gros, parce que dans la maçonnerie tout est gros, solide, et un peu sale, il en va de la crédibilité du maçon. Il y avait  une porte, mal jointe, qu’ils fermaient en repartant le soir avec un cadenas fixé à deux pitons maigrelets, histoire de dire (mais à cette époque – au commencement des temps – les voleurs n’existaient pas encore, ou si peu… (et puis Mario avait des biscotos dissuasifs…). Il déjeunait avec ses compagnons dans des gamelles, d’où s’échappait une vigoureuse odeur de sauce et de saucisse. Entre chaque verre, Ils rebouchaient d’une petite capsule en plastique la bouteille de vin du Carillon, qu’ils finiraient l’après-midi. Leur béton serait solide, mais leurs engueulades plus encore.

La maison, modeste, s’élèverait petit à petit : d’abord simple géométrie de cordeaux tendus au sol pour en délimiter le plan. Puis on a foré. Des trous, profonds, pour y couler des piliers en béton, afin d’éviter, si possible, que la maison  ne se retrouve cul par-dessus tête, cinquante mètres en contrebas en cas de glissement de terrain,  jusqu’à la Saône. Depuis la crête, la maison dominait la rivière, très belle, bordée de grands arbres. La vue s’ouvrait à plus de cent-quatre-vingts-degrés, largement au-delà de Fourvière sur la gauche, Tassin -la-Demi-Lune droit devant, les Monts du Lyonnais pour horizon, les confins de l’île Barbe à droite, vers le nord. A nos pieds, tout Vaise, son entrelacs d’axes routiers, de voies ferrées, d’usines – fumeuses invétérées – dont le bourdonnement peinait à monter jusqu’à nous. Le premier niveau est sorti de terre : il resterait en fait à demi enterré ; ce serait l’univers de mon père, atelier à tout faire. Puis le second niveau, où on parviendrait à nicher quatre pièces-cuisine, sur à peine « soixante-dix mètres carrés tout mouillés »…

Mais quelle vue, les amis ! Jusque-là, le chantier avait belle allure. Mais l’architecte s’était trompé dans ses calculs : le toit mono-pente  (par souci d’économie), s’avéra insuffisamment pentu pour assurer le bon écoulement des eaux. On releva la façade ouest et ce fut une gigantesque mer de tuiles rouge qui écrasa la maison. De la rue, on ne voyait qu’elle. Un gouffre à finances. Mon père y a perdu pas mal de sa santé et quelques années de vie. La création du paradis ne va pas sans quelques pots cassés (je reconstitue ici de mémoire un verset… d’allure biblique).

Le paradis, c’était maintenant.

Nous étions prêts. Nous : les enfants de la petite communauté qui habitait la dizaine de maisonnettes, des logements sociaux, toutes construites à peu près en même temps, selon des plans, des humeurs, à chaque fois différents. Une douzaine d’enfants de sept à treize ans, petits citadins que ce morceau de campagne conquise sur la forêt vierge avait transformés en aventuriers, autant  explorateurs sans vrais scrupules que bons sauvages pleins de foi et d’innocence (je le jure…). La forêt vierge commençait au pied de nos maisons et ce n’était pas une image : à vingt mètres en contrebas d’une pente raide s’étendaient deux ou trois hectares de hautes herbes, de très grands arbres jamais élagués, de taillis touffus, et  d’un entremêlement de lianes grosses comme l’un de nos petits bras. Nous nous retrouvions, l’imagination en feu, presque chaque fin d’après-midi.

Dans cette savane en délire, nous ne faisions pas la différence entre nos cheveux balayant  nos yeux et les fourrés, les lianes inextricables et les herbes folles ; entre ce paysage dévasté par sa propre vitalité et nos imaginations en ébullition. On appelait cela les « balmes », un vieux mot lyonnais, m’a-t-on dit beaucoup plus tard. Nous n’étions pas vraiment le genre cabanes dans les arbres. Ça aurait pu. Mais plutôt le genre nomade, à s’inventer des expéditions à faire peur. Nous tombions sur des zones de silence soudain,  qui nous impressionnaient, au détour d’un fourré  quasi impénétrable et violent, où la végétation avait brutalement cessé de vociférer, s’arrêtant net, à distance respectueuse d’un arbre immense et tutélaire. Nous osions à peine fouler le sol de terre vierge et délicate à son pied : elle semblait ne jamais avoir connu l’empreinte de l’homme. Nous explorions, sans cesse, poussés par une sorte de souffle dans nos ventres, une envie tranquille et irrépressible d’inconnu, persillée par une sorte de crainte religieuse, comme il convient à l’aube d’un monde. Il nous est arrivé aussi de buter sur des murs de science-fiction, faits de pierres austères, aussi inattendus que déplacés dans cet univers de nature brute ; sur des grilles vampiriques, rouillées comme dans les rêves, aux énormes serrures coupables, tellement elles paraissaient lourdes de secrets.

Plus tard, nous nous sommes aussi inhumés, longuement, dans le ventre de la colline, au long d’interminables galeries souterraines de gypse immaculé, aussi étroites et tirebouchonnées que les intestins d’un monstre…, comme cela a déjà été raconté ailleurs. D’autres fois, de longs escaliers tortueux à moitié détruits nous menaient jusqu’à la Saône, débouchant d’un coup sur la ville, comme une claque distribuée à la volée…

Une autre fois encore, ce fut sans doute la découverte la plus inquiétante, parce que d’apparence si bénigne : celle d’un long chemin qui n’allait nulle part – en direction de la rue Chazière tout de même – jusqu’à une grosse porte, genre portail de ferme, close à double tour. C’était un chemin d’allure si paisible, déserté, qui paraissait cependant plus ou moins entretenu (pour quelle sorte d’usagers…?  Et dans quel but…?). On ne savait si les herbes folles et dorées de ce chemin abandonné, doucement agitées par le vent, recelaient une paix profonde, édénique, ou bien plutôt une menace sournoise, maligne, traîtresse. C’était notre imagination d’enfants-poètes  –  pardon pour le pléonasme  –  qui nous tenait la main. Et nous attrapions des lézards, dont les queues, leur sang noir, nous restaient dans les mains, comme des rêves interrompus.

Nous avons grandi. Nous ne nous sommes pas disputés. Pas gravement. Nous ne nous sommes pas aimés. Nous étions trop petits. Nous ne nous sommes jamais revus. Le paradis a disparu de nos vies, mais pas de nos mémoires.

Dans la région lyonnaise, les balmes désignent tous coteaux escarpés, pentes ou talus. A Lyon, les balmes sont à ce point communes qu’elles ont donné leur nom à une commission, créée en 1951, chargée de la surveillance des risques d’effondrement des sols.