proposée par Gérald                 

J’ai habité à Lyon, à la Croix-Rousse, de 1962 à 1970. Cette période de ma vie correspond en gros à celle de mon adolescence, et un peu après. L’âge où, lorsqu’on est encore étudiant et qu’on a des parents de condition modeste, on s’efforce de gagner un petit sou, pour au moins financer ses besoins en divertissements divers. Je ne sais plus comment j’avais été, dès le début, aiguillé vers le recours au métier de gardien de nuit. Mon employeur était La Ronde de Nuit, dont les bureaux étaient rue Gasparin. Il faudra qu’un jour j’écrive plus longuement sur cette profession qui permettait à des jeunes gens de sexe mâle de gagner une petite rémunération en contrepartie de nuits passées à hanter les locaux sombres et déserts d’entreprises parfois fascinantes !
Entre deux rondes, il y avait du temps à tuer, et je trouvais idéal ce métier où dans les longs temps morts, on pouvait lire et écrire. Dans des conditions souvent idéales ! Pensez ! Dans les bureaux, j’avais à ma disposition des machines à boule IBM du dernier cri pour taper les textes de mes poèmes et autres élucubrations ! Les frigos géants de leurs cuisines dévoilaient dans le rayon de ma lampe torche des Fuji-Yama de rillettes dans des jattes grandes comme des cratères lunaires, et des stalagtites de saucissons et de jambons projetaient leurs ombres gargantuesques ! La restauration industrielle pré-digérée en plateaux aseptisés était encore inconnue ! Et puis, nous étions à Lyon ! il fallait voir à ne pas servir n’importe quoi à des salariés dotés d’un solide autant qu’exigeant coup de fourchette ! Avec ces cavernes d’aliments, mes petites fringales de deux heures du matin trouvaient largement à s’apaiser ! Et quand on était appelé sur des sites industriels pratiquant les 3 x 8, on avait droit au spectacle, autrement impossible à imaginer, d’une vie nocturne sublime et surhumaine. Se promener entre les tapis roulants et rougeoyants de lave d’une briquetterie (à Caluire), ou seul entre les torchères d’une raffinerie de Feyzin, ce sont des moments grandioses et magnifiques. Et tout ça, rien qu’en acceptant de porter une casquette un peu naze, et, en sautoir, un « mouchard » bardé de cuir ! Et en plus, on était payé pour ça !
Parfois, c’était moins souriant, comme chez Gillet-Thaon, dans les vieux bâtiments qu’ils avaient sur le quai de Saône, à la hauteur du pont Clémenceau, côté Croix-Rousse. Une partie de mes rondes consistaient à traverser d’immenses entrepôts dans les bâtiments mêmes de l’usine. J’avançais dans une allée centrale… De part et d’autre s’alignaient les cloisons de planches de réserves où s’entassaient des milliers de rouleaux de textile en attente d’être teints, ou qui venaient tout juste de l’être. Pour des raisons dont je ne me souviens pas, il n’y avait pas d’éclairage électrique. C’était l’obscurité totale. Je ne suis pas froussard, sinon je n’aurais pas choisi ce gagne-argent de poche. Non, le problème était ailleurs. Au sol, recouvrant l’obscurité inerte d’une obscurité vivante, des nappes de cafards s’écartaient devant le faisceau de ma torche électrique. Les blattes raffolent de tissu fraîchement apprêté… L’air était saturé de l’odeur rêche des rouleaux de textile gorgé de pigment. J’étais le Moïse de la mer des blattes. Le flot grouillant se divisait devant moi selon un V inversé, mais jamais assez vite à mon goût !

Surtout que chez les cafards comme chez les humains, apparemment il y a aussi une proportion non négligeable de mal-comprenants, qui ne partaient pas dans la bonne direction. Au lieu de s’éloigner de la source de lumière, se prenant pour des papillons de nuit – rôle à mon avis très au dessus de leur condition – elles décidaient de se diriger vers mes pieds ! Pour les éviter, je faisais des bonds sans pouvoir m’empêcher de crier de dégoût ! Parce que, bien entendu, en retombant au sol, j’en écrasais un paquet ! À en parler aujourd’hui, j’en ai encore des frissons dans les poils de ma nuque !

Mais cinquante ans après, de cette expérience et de ce jeune homme que j’étais, il ne me reste qu’un bon et attendri souvenir. Alors qu’autrefois des étudiants rêveurs et des retraités cacochymes avec leurs petites laines faisaient l’affaire pour prétendre appartenir à la noble et paisible corporation des gardiens de nuit, je crains qu’aujourd’hui, ce métier ne soit désormais réservé à des spécialistes en sécurité, karatékas, maîtres-chiens, ex-mercenaires et autres anciens des services secrets. Avant qu’il ne soit définitivement rendu obsolète par des robots infaillibles et par de déshumanisés systèmes de surveillance électronique. On n’entendra plus de pépés éternuer le long des couloirs obscurs, ni des étudiants désargentés taper leurs poèmes dans les bureaux des services de comptabilité, ni le petit bruit métallique que faisait la clé des « pointeaux » dans la serrure de notre « mouchard », où s’avançait, imperturbable, la bande de papier témoin de nos heures d’insomnie… Dommage.

Les Gillet, avec l’usine Gillet-Thaon, sont à la tête du principal groupe de traitement textile en France. L’usine du quai de Serin est détruite en mars 1977. L’entreprise Gillet participe à la création de Rhône-poulenc en 1928, Progil (1920), des textiles artificiels (futur C. T. A. Comptoir des textiles artificiels), puis Rhodiaceta.