proposée par Abdelkrim
Imaginez… Deux potaches, qu’on appelle ici des gones, à peine 10 ans, pressés de se débarrasser du cartable le soir après l’école.
Patins à roulettes aux pieds, impatients de se retrouver, ils dévalent l’escalier de leur immeuble ou plutôt maison, dans un bruit infernal de métal et de pierre qui faisait parfois sourciller les voisins.
Pour éviter « l’engueulade » il fallait faire vite, mais plus on fait vite plus on fait de bruit avec ces foutus patins à roulettes, et pourtant nous étions fiers de nos speedy, avec leurs roues caoutchoutées. (Au grand dam de ma mère, la bouteille d’huile d’olive était autant utilisée à graisser ces fameuses roulettes qu’à assaisonner la salade !).
Imaginez… Des immeubles qui ressemblent à de grosses maisons de village, tellement différents les uns des autres, qu’il semblait se produire une espèce de connivence entre la demeure et l’habitant. Dès le matin, le bruit caractéristique et saccadé des navettes des métiers à tisser s’en échappait, nous sommes au pays des Canuts.
Imaginez… Des rues faites de pavés irréguliers, rues Jacquard, Duviard, d’Isly, Perrod, flanquées d’innombrables boutiques qui, la main posée sur la poignée de la porte se différenciaient déjà les unes des autres :
- Odeurs de cuir chez le papy cordonnier de la rue Duviard.
- Frottement interminable des charentaises de la mère Boudarel qui n’en finissait pas d’arriver de son arrière-boutique. Les caramels à 1 franc (comprenez 1 centime de franc) valaient chez elle 20 sous… 5cts c’était 100 sous : on ne comprenait pas grand-chose mais l’essentiel était d’échanger nos précieuses pièces d’aluminium contre toutes ces friandises : malabars et mistral gagnant, rouleau de réglisse…
- Clopinement de la mère Campagne, la droguiste et son traditionnel « qu’est-ce qui te fallait mon p’tit » dit d’une voix traînante du plus pur accent lyonnais.
- Sans oublier Aubonnet, le charcutier traiteur à l’angle de la rue Jacquard et de la rue Duviard. Le dimanche matin l’animation battait son plein.
Imaginez… Encore nos deux inséparables gones toujours en quête de nouveaux jeux, l’un assis à même le trottoir surveillant l’autre qui tente de toucher l’agate avec ses billes de ciment ; pour le bigarreau, doit-on le toucher deux ou trois fois avant de le gagner ? On négocie, selon la couleur intérieure et s’il n’est pas «poqué». Quelquefois la main se fermant précipitamment sur l’objet convoité : « tu triches, tu fais des mires ».
Et puis les petites voitures dinky-toys, et puis le mikado… toujours dans la rue, toujours patins à roulettes aux pieds. Et puis les courses effrénées en patins du trottoir au pavé, puis du trottoir on disparaissait dans les allées d’immeuble, fiers d’avoir semé l’autre à travers les innombrables traboules. Les rares véhicules, Traction, 4CV, Aronde et autre Frégate ne représentaient pas un danger réel.
L’univers du jeu et du rêve ne s’interrompait jamais de lui-même, les parents et leurs voix sévères d’adultes étant là pour ça : « tu rentres… ! tes devoirs… ! t’as vu l’heure… ? ». Celui des deux qui n’était pas interpellé, la mort dans l’âme, se sentait comme coupable d’avoir entrainé l’autre.
On entendait parfois une voix douce : « Jean-Louis, rentre, c’est l’heure de Rintintin – ou encore de Thierry la fronde – à la télé, tu peux inviter ton copain » (Abdelkrim a toujours été le copain de leur fils pour les mamans de ses copains). Une autre voix douce disait parfois : « Abdelkrim, tiens, tu donneras ces makrouts à Jean-Louis » (je suis sûr que ma mère avait plus de difficultés à prononcer « jean-lou-èè » qu’à fabriquer ses fameuses pâtisseries orientales). Qu’importe les prénoms pas prononcés, les prénoms mal prononcés, nous comprenions que les voix sévères savent aussi être douces.
Mais vous n’imaginerez jamais l’émotion et le plaisir de deux gones qui se retrouvent quarante ans plus tard !
Le cours des tapis (anciennement talus couverts d’herbe des remparts) et le Clos Perrot
J’ai bien connu la mère Florentin et la mère Pellegrino : j’habitais rue Denfert.
J’ai 65 ans et merci pour ma grand mère. Je passais tous mes jeudis chez elle ! Un Croix-Roussien.
Nous avons certainement peu de différence d’âge. Je suis né en 1944. Je retrouve beaucoup de « vécu ». Pourtant, après la guerre, les choses allaient très vite, il suffisait de 2 à 3 ans pour voir les choses évoluer.
Par exemple, les mistrals gagnants n’existaient pas encore en 49/50. Les chewing-gums, c’était des « pâtes à claquer » qui ne restaient sucrées que peu de temps. Hollywood plus tard c’était le « nec » !
Il existait chez la mère Pellegrino « tout à 1 franc » dans des grands bocaux : des caramels, des « jus noirs », des « boules de gomme »…
Nos épicières préférées : Mesdames GAY – FLORENTIN – PELLEGRINO.
Souvenirs… nous n’avions que peu d’argent… pour les bonbons.
Ouah ! Merci. Une grande claque avec plein de choses gentiment planquées sous une pile de souvenirs mieux rangés que certains de mes fichiers informatiques ; et pour moi pas besoin d’imaginer, c’était notre quotidien. J’étais plus du côté du boulevard mais c’était la même vie avec la boucherie Januel, le Paradis des Bambins, le Chanteclair, l’usine d’électrophones (le correcteur ne connait même plus ce mot) : ces tourne-disques étaient de la marque La Voix de son Maître avec pour logo un chien assis devant un pavillon de phonographe. En même temps que j’écris, plein de souvenirs me reviennent au fur et à mesure : si ça continue je vais chialer…
J’ai connu l’âge de l’apparition de la ligne de partage des eaux : celui où on est passés des patins à roulettes aux roues en fer à ceux aux roues caoutchoutées…
J’ai connu l’époque sulfureuse des Mistral, ceux qui nous faisaient tousser : on gagnait la moitié du stock parce qu’on parvenait à soulever en douce la languette qui permettait de… bien choisir, et aussi parce que la vieille épicière n’y voyait goutte, une petite dame un peu boulotte, douce comme un chou à la crème pâtissière…
Je m’en veux encore un peu mais je crois qu’elle s’en fichait…
Bon, je vais éteindre la télé, pour me repasser le chouette film d’Abdelkrim : merci mon « p’tit gars »… (= gone, en parigot)
C’est exactement ça Marc. C’était « chouette » cette époque. On peut dire qu’on a eu de la chance d’avoir eu cette enfance, difficile parfois mais pleine d’envies et de rêves.