proposée par Marc                  

Je n’ai jamais vu Guignol. Jamais à la Croix-Rousse en tout cas. Pas le souvenir de l’ombre d’un castelet sur les pentes, dans un jardin public, une cour d’école…, durant toute mon enfance. On s’est manqués.
Son nez rond, sa coiffe plate, sa queue de rat, son air volontaire, toujours penché en avant pour mieux affronter l’impertinence, la veulerie, la malhonnêteté, l’injustice…, il m’a fallu  attendre bien des années : à Paris, où j’ai eu ma dose, dose de plaisir, en y emmenant mes quatre rejetons successivement ; les petits aux places de choix devant, les grands dadais : les parents, au fond, sur des bancs, des brassées d’anoraks sur les genoux.

Guignol se faisait donc plutôt discret, bien moins visible en tout cas que son compère : Gnafron, le poivrot lumineux, que les vins du Cep vermeil s’étaient attribué, trônant au-dessus des dernières voitures à chevaux qui débouchaient de la place des Tapis, en direction de la rue des Pierres Plantées, sonnaillant de toutes leurs bouteilles, la manivelle du frein serrée à bloc avant de descendre au pas les pentes à pic, puis plus tard filant sur le flanc des camions de livraison.

Non, Guignol, dans mon souvenir, avant de le rencontrer de visu, je l’ai d’abord entendu. A la radio. Sans doute un jeudi. Et la terrible madame Cottivet occupait toute la place. Comme s’il ne lui avait pas suffi d’avoir sur le dos son épouse, l’acariâtre Madelon.
Guignol, cela n’a donc été tout d’abord qu’un théâtre d’ombres, d’ombres sonores, au parler bien costaud, aux rebuffades sévères et aux traits d’esprit mi-figue mi-raisin, assassins, avec cet air faussement benêt de ne pas y toucher, si lyonnais, si croix-roussien.

La mère Cottivet rappelait presqu’à chaque fois qu’elle habitait au « cent moins n’un » (donc au 99) de la Montée de la Grande Côte. Cette côte lunaire, dévastée, bizarre et vraiment à pic, que nous dévalions pour aller préparer la « petite communion » – passage quasi obligé de l’époque – à l’église du Bon Pasteur, puis que nous remontions à grand peine, n’osant trop regarder la misère qui défilait, à notre droite, à notre gauche, en haut aussi, où le linge séchait : « Quand vous descendrez, montez donc! », s’écriait chaque jeudi la mère Cottivet.

Ce n’est donc que beaucoup plus tard – la fraîcheur de l’enfance s’estompant – que  j’ai pu découvrir vraiment Guignol, ses tours et ses détours : sa rectitude un peu étrange, sa sagesse froide, son implacable bâton…, et sa troupe : la gouaille un peu perdue de Gnafron, la bile jaune du Proprio, la raideur aveugle du Juge, la sévérité cassante de Madelon, la brusquerie terrifiante du Brigand et la béatitude du Gendarme, toujours à côté de ses chausses…
L’accent traînant, la vista dans les formules, le verbe redoutablement ajusté…, tout me rappelait à chaque fois la vie de mon quartier : ce qui s’y glissait d’une oreille à l’autre, comment on y souffrait en douce, comment on en prenait son parti, ce qui s’y complotait, à l’abri des traboules et des vitres embuées des caboulots,  dans l’intimité des terrains de jeux de boules de la place Tabareau, au moment précis où les joueurs se penchent, une tringle en main pour décider « qui tient », et en profiter pour laisser tomber un commentaire aussi bref que définitif….

A la Croix-Rousse, on s’est manqués : je n’y ai jamais vu Guignol « en chair et en os », pas plus que sa tête en bois de tilleul, sa gaine de lustrine, ses petites mains plates, sa natte en forme de salsifis…
Alors je l’ai cherché. Un peu partout. Je l’ai chiné, traqué dans les vide-greniers, ouvrant le tiroir d’une commode oubliée d’un antiquaire, en dénichant un, deux, parfois trois d’un coup.
Et j’emportais, roulés dans du papier journal, ces êtres en haillons, écaillés, défigurés, ébahis à force d’avoir trop joué, trop cogné leurs têtes sur le rebord du castelet, sous les cris des enfants.

Personne n’en voulait plus. A part moi. Ils sont maintenant une bonne centaine, fort loin de la Croix-Rousse, à converser, comploter, grimacer, chuchoter : théâtre d’ombres en loques, qui m’accompagne et me parle.

Guignol est une marionnette à gaine créée à Lyon vers 1808 par Laurent Mourguet : Guignol est le personnage principal du théâtre de marionnettes avec Gnafron et Madelon.