proposée par Marc
Il n’y aurait donc pas de vélo neuf. A la place, un « vélo de peinture », en quelque sorte. Et vert salade. Mon père était un fieffé bricoleur. C’est ce qui nous a perdus.
Pourquoi un vélo neuf, alors que l’honneur de mon père, bricoleur multi-spécialiste, était en jeu ? Il en avait récupéré un, nettement plus vieux que moi, des années trente ou quarante. Gros pneus, garde-boues à l’avenant sonnaillant sur les creux et les bosses, porte-bagage réglementaire de grand-mère, deux picots pour la pompe à vélo, cadre en acier trempé : catégorie poids lourds, selle casse-b…, guidon droit avec poignées en caoutchouc cannelées. Un seul pignon : pas de changement de vitesses, c’est pas pour les vrais hommes (?), même sur les pentes escarpées de la Croix-Rousse. Pas d’éclairage : pas besoin de rouler la nuit, « c’est dangereux ». Certes…, un beau cataphote un peu étrange à l’arrière.
Réglé, huilé, un pédalier neuf tout de même, restait l’épisode essentiel, la partie cosmétique de l’opération : la peinture. On ne voyait que ça, la peinture : on aurait dit que le vélo était tombé dedans quand il était petit – tombé dans un bac à peinture vert salade. Je ne crois pas que j’avais eu mon mot à dire sur la couleur. Elle avait été choisie parce que c’était beau, c’est tout. Mais je dois dire que ce vert salade avait emporté mon adhésion : il en jetait pas mal, comme on ne disait pas encore, et mon père savait ce qui était bien ; à neuf ou dix ans, à l’époque, on en était sûr. Le vélo était laqué comme un canard : pas une coulure, pas une surépaisseur, pas la moindre trace de pinceau ; évidemment – horreur! – pas l’ombre d’un poil de brosse collé comme un insecte dans l’épaisseur de la pâte. Le plus impressionnant c’était la texture, douce comme une pâte d’amande de « Coussin de Lyon », la brillance, onctueuse comme un sirop du Canada…, une sorte de perfection indiscutable, celle d’un beau sang bien rouge ou d’un ciel tout bleu.
Sauf qu’elle était vert salade, une laque vert salade.
Mes copains, eux, n’avaient pas cette chance : aluminium profilé et couleurs pastel métallisées, guidon de course à vous rendre bossu de plaisir, selle aérodynamique avec trousse à outils pour les urgences accrochée dessous ; éclairage à tous les étages, porte-bagages minimaliste, trois pignons au moins et double plateau… Rien que du très banal finalement. Même si c’était beau, tous ces détails. Jamais personne n’a pensé à se moquer de mon vélo, même en douce. On ne se moque pas d’un ovni. Et j’ai été heureux en ménage avec lui. Ma petite sœur a eu droit au même, en bleu roi, version vélo de dame des années quarante, et je crois qu’elle a été heureuse aussi.
Ce n’est que bien plus tard que son côté « à part », ovni donc, m’est apparu. Figurez-vous que je me suis posé tout récemment des questions à son sujet. D’où sortait-il ce vélo ? Quel était son pedigree ? Je n’ai pas eu la réponse sur l’ascendance du vélo, pas plus que sur sa couleur d’origine. Mais, curieusement, m’est apparu comme une évidence quelque chose qui n’avait au fond rien à voir : ce vélo ne pouvait avoir appartenu à mes parents, qui étaient arrivés à Lyon depuis leur lointaine province du Nord avec juste une valise, peut-être même en carton la valise. Et pas question d’un vélo en prime, son cadre posé sur l’épaule. C’est à ce moment-là que m’est apparue l’évidence : que mes parents étaient des émigrés ; faisant de moi aussitôt un… fils d’immigrés ; mais pourquoi pas? Je n’y avais jamais songé.
Avec une différence de taille cependant, par rapport à la plupart des immigrés : Ils n’ont pas eu la possibilité de s’appuyer sur une communauté, au sein de laquelle s’intégrer. A Lyon, les Ch’tis ne courent pas les rues. Il y avait bien cet oncle, bourlingueur, frigoriste sous-marinier, établi électricien place Colbert ; il est parti très tôt. Je me dis, je me raconte, que le vélo, transmuté depuis en végétal, avait dû lui appartenir, attendant on ne sait quoi, on ne sait qui, suspendu au fond de sa boutique, avant d’être transformé en salade par son petit frère.
La coutume voulait, à l’époque, communion = montre, certificat d’études = vélo. Mon frère aîné a eu les deux. Moi,ni l’un ni l’autre. Allez savoir pourquoi. Le coup fut dur. J’en ai reparlé avec mon père avant son décès en 1969. Explications : les finances… pour mon grand frère, la grand mère avait payé, pour moi non ! L’aîné oui, le cadet non…