proposée par Marc
Un des tout premiers souvenirs. A sans doute à peine trois ans, au début des années cinquante. Un souvenir si lointain, entretenu par le récit, mille fois reconduit, de mon… « exploit ».
On m’avait laissé seul dans l’appartement du quatrième étage de la rue de l’Alma. Quelques minutes. Mon père ne devait faire qu’un aller et retour, descendu pour aider ma mère à remonter les fruits, les légumes…, achetés au grand marché de la Croix-rousse à deux pas de là. Parvenu, sans doute un peu essoufflé, devant la porte à double battant qu’il avait revernie de ses mains, il avait introduit sa clé dans la serrure. Impossible d’ouvrir. Inexplicable.
Il parait que mon père a alors entrepris de parlementer avec moi à travers la porte, et que je me suis mis très rapidement à pleurer. Panique.
Le plus probable était que j’avais pris le verrou intérieur, à hauteur de mes yeux, pour ce que l’on n’appelait pas encore un… jeu éducatif : je lui avais fait faire deux tours, on le saurait après.
Mon père en avait vite fait l’hypothèse, mais plus il essayait, patiemment, de m’expliquer comment procéder à la manœuvre inverse, et plus je paniquais. Je m’étais mis à hurler mon malheur tragique et ma peur. Les petits, on le sait bien, dans ces cas-là, se décomposent. Ils se replient, sur eux-mêmes, en eux-mêmes. Rien n’a plus de sens, en dehors de l’angoisse des autres, pour laquelle ils ne peuvent rien et qui les envahit à son tour, décuplée. Ils perdent le sens.
Des voisins étaient venus. Un serrurier ne serait d’aucun secours. Défoncer la porte serait difficile : mon père, mécanicien de métier, l’avait solidement renforcée. Cela prendrait du temps pour faire venir les outils nécessaires. Cela ferait du bruit, un bruit épouvantable. Ce serait une intrusion. Je n’étais déjà pas très frais. Cela n’arrangerait pas mon cas. Et puis ce serait dommage. Pour la porte.
Mon père s’était mis à réfléchir, comme je l’ai vu souvent faire par la suite, envisageant les solutions possibles, examinant la porte sous toutes les coutures, réessayant de parlementer, me donnant ses instructions pas à pas, dans le but de libérer le verrou. Je ne répondais plus, paraît-il. On n’entendait plus que ma respiration, ma suffocation, derrière le battant et un gémissement continu de pleurs étouffés.
Puis mon père avait descendu les marches de la demi-volée d’escalier qui donnait sur un petit palier où se trouvaient les toilettes réservées aux locataires du quatrième étage. En hiver, si glaciales. Depuis l’étroit palier, on apercevait à un mètre cinquante au-dessus, l’une des hautes fenêtres de l’appartement restée ouverte, en ce jour de printemps. Je sais que c’était le printemps (…mes trois ans n’étaient pas révolus, et je suis du mois de juin).
Mon père avait dû analyser la situation, comme un charpentier qui prend des mesures, en se penchant par-dessus la rambarde métallique, pour mieux inspecter la fenêtre qui dominait la petite cour moussue et sombre, tout en bas, une bonne dizaine de mètres plus bas. Je garde en mémoire la petite odeur acide, entêtante, qui aujourd’hui encore s’élève de la petite cour jusqu’aux derniers étages.
On avait trouvé une échelle. Une échelle assez courte, forcément en bois à l’époque, une échelle de peintre, celle du voisin qui entreposait chez lui les innombrables pots dont il avait besoin pour son métier. L’échelle avait été posée sur l’appui de la fenêtre, séparée de la rambarde métallique du petit palier par une diagonale d’environ deux mètres. L’avait-il attachée à l’aide d’une corde solide? Je ne le sais pas. Je l’espère seulement. Il lui avait fallu, la peur bien calée dans son ventre, se positionner sur l’échelle posée de guingois au-dessus du vide, puis, sans regarder le vide, centimètre par centimètre, partir en reptation, plaqué à l’échelle, jusqu’à la fenêtre qui paraissait si loin. Une fois arrivé là – n’était-ce pas le plus compliqué maintenant ? – sans faux mouvement, sans brusquerie, il lui avait fallu se hisser en s’agrippant au battant de la fenêtre, avant de s’introduire à l’intérieur et de prendre appui sur le petit meuble, qui se trouvait juste en dessous et qui ne facilitait rien. Puis se laisser choir sur le carrelage.
Ma mère, qui était là, sur le palier, avec ses paniers, ne vivait plus, a-t-elle dit souvent.
Je n’ai aucun souvenir direct du moment de la délivrance, ni d’ailleurs non plus de ce qui précède. Mais je n’ai aucune difficulté pour éprouver, retrouver le parfum âcre de la panique et du désespoir qui est celui des petits en pareille situation. J’ai pu en revanche me représenter par la suite à loisir mon père rampant sur l’échelle en dévers au-dessus du vide, chaque fois que je passerais sur le petit palier, soit quatre fois par jour pour aller à l’école et en revenir (sans parler des… « cabinets »), pendant toutes les années où j’ai habité là : cinq ou six ans encore, ce qui fait beaucoup de… retours sur les lieux du crime.
Je n’ai pas pris de trempe. Je n’y avais pas droit, je n’avais pas l’âge. Sans doute était-ce là la dernière grosse « connerie » (de celles qui angoissent beaucoup les grands, les adultes) qui serait sans frais. Après, les choses sérieuses commenceraient.
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