proposée par Jacques
Au début, je ne savais pas que la Croix-Rousse existait. Dans les années cinquante, j’étais encore gamin, j’avais moins de dix ans. Avec mes parents, nous arrivions de la campagne iséroise pour être sans doute proches de la famille maternelle, installée sur le plateau depuis déjà un demi-siècle.
Car là-haut, il y avait le Plateau, peuplé d’une sorte d’élite, lointaine, inaccessible, surtout chanceuse, pour moi, parce que c’était plat. Nous n’y montions qu’une fois par an, pour le Noël en famille qui se déroulait rue Dumenge. Ce jour là, c’était l’expédition. Nous partions à pieds, et, de mémoire, descendions la rue Pierre Blanc, remontions les Carmélites, prenions à droite la rue Neyret, prenions un escalier raide sur la gauche, puis sur la droite, et arrivions sur le Plateau. L’équipée était épuisante. Parfois nous prenions « le 6 », le bus à traction électrique toujours en activité aujourd’hui. Mon univers quotidien n’était pas encore celui du Plateau, c’était celui des Pentes, de la rue Pierre Blanc et des rues proches. Mes parents tenaient une petite épicerie rue Pierre Blanc. Là, c’était la vraie pente, et ce monde en pente ne me plaisait pas. Trop fatiguant. Et il me faisait un peu peur.
Pourtant, il était pour nous propice aux exploits en tout genre, en particulier aux exploits en trottinette. Ceux qui osaient s’aventurer en trottinette dans des endroits comme la rue de Flesselles ou pire encore, dans la rue des Carmélites, ceux-là méritaient le respect. Et pour cause, c’était la vraie Pente. Les rues étaient pavées et les voitures, moins nombreuses qu’aujourd’hui, faisaient en les parcourant, un bruit d’enfer.
En fait de trottinette, nous n’en n’avions qu’une pour la petite bande. L’engin était rouge, lourd, et avait une pédale au pied du guidon, pour aller plus vite si nécessaire. Elle était archaïque au regard des trottinettes actuelles des grands voyageurs urbains. Et un jour, malheureusement, la trottinette a rendu l’âme. Nous étions tous là, pétrifiés par le spectacle. Là, j’ai eu peur. Après une descente ultra rapide et un arrêt soudain, la trottinette a explosé contre une barrière. C’était précisément montée des Carmélites, avant les escaliers au début du virage inférieur, vers les jardins. Celui qui la conduisait en est sorti indemne, il avait pu sauter avant, non sans panache. Il en était assez fier, d’autant que la malheureuse trottinette ne lui appartenait pas ! La nouvelle s’est aussitôt répandue chez les parents et la petite bande s’est faite copieusement sermonner. A qui appartenait-elle ? Au fils du pâtissier, à mes copains les jumeaux, à un autre ? Dans la petite bande, il n’y avait pas de fille. En tout cas, ce n’était pas la mienne, c’est sûr, et je n’étais pas le meilleur pour les exploits. Donc, je n’étais jamais le premier à pouvoir l’utiliser.
Je constate aujourd’hui que le lieu du sinistre n’était pas indifférent. A quelques mètres, en effet, l’entrée du premier monastère de l’Annonciade Céleste créé là en 1624. De l’autre côté de la rue, dans l’ancien Jardin des Plantes, deux plaques commémoratives, l’une évoquant la création de la première coopérative ouvrière de la Montée de la Grande Côte en 1835, l’autre l’amphithéâtre des Trois Gaules construit en l’an 12 avant JC.
J’habitais 23 rue de Flesselles et je faisais les commissions, comme on disait, rue Pierre Blanc. C’était une succession de petits magasins. Je revois sur le trottoir de droite une boucherie, une épicerie( la vôtre?), « Le bon lait » qui vendait du lait en vrac, que je venais chercher dans une « berte » en fer blanc (à ma grande honte car je trouvais le récipient incompatible avec ma dignité de garçon), puis le marchand de journaux, la boulangerie. Plus bas, une triperie et enfin un marchand de vin avec d’immenses tonneaux : mon père venait y faire remplir 2 bonbonnes paillées, d’un 13° à la tireuse. Sur l’autre trottoir, un coiffeur, à l’angle avec la rue de Flesselles : on y lisait Miroir Sprint avec les photos des champions cyclistes de l’époque, qu’on ne voyait pas à la télé puisque personne n’avait la télé. La façade verte de la pharmacie : les jumeaux dont vous parlez – deux petits blonds absolument identiques – n’étaient-ils pas les enfants de la pharmacienne ? Une boutique de bonbons – pâtisserie aussi ? – où j’achetais des caramels à 1 franc et des rouleaux de réglisse, avec l’argent que je détournais du porte-monnaie maternel – et que j’avalais avant d’aller à l’école au groupe Victor Hugo à quelques dizaines de mètres de là.
Habitante des « Pentes » le Plateau était – effectivement – seulement la bibliothèque de la Mairie, et le marché.
Nous allions au cinéma en haut de la rue des Chartreux (chapelle?) par un passage – fermé – entre la rue de la Tourette et la rue des Chartreux.
Je garde le souvenir de l’odeur nauséabonde des camions vidangeurs de ces rues, et du bruit des métiers à tisser.
C’était le cinéma St Bruno.