proposée par Marc              

Sous une pierre anguleuse dominant les balmes qui surplombent la Saône, reposait un trésor… Des pépites, des merveilles, une myriade de couleurs. Maculées de terre, usées, sévèrement rayées parfois, tant je les faisais rouler, entre mes doigts et dans la poussière d’un monceau de sable abandonné. J’étais, souvent, à plat ventre, le menton posé sur le sable, pour mieux les voir glisser à la hauteur de mes yeux, à mesure que je les poussais du doigt, les conduisant  en un tango ininterrompu, les faisant virevolter, s’entrechoquer dans un doux cliquetis de collision. Chaque jour je leur rendais visite, m’immergeant, me fondant en elles, nageant dans leurs éclats multicolores et leur musique de breloques. Seul le plus souvent ou, parfois, partageant mes jeux amoureux avec d’autres, de rares élus que je tenais sous haute surveillance. Chaque soir, je replaçais mon trésor sous sa pierre, un gros bloc rêche, qui recelait à sa base une anfractuosité d’usurier, une cache pour amoureux jaloux.

Je suis sans doute passé à d’autres rêves. Mes visites à mon trésor se sont espacées. J’en ai été puni : un jour, me penchant, juste pour m’assurer, sans vraiment l’ombre d’un doute, de la présence du trésor longtemps négligé, je sentis un pincement, …fort. Je reçus un coup, violent, à l’emplacement du cœur. Tout avait disparu. J’ai trouvé – soufflé, un moment asphyxié – que c’était « un peu fort ». Je n’avais pas imaginé ça. J’ai fait mon deuil. Immédiatement : je suis passé à autre chose. L’ingratitude…, l’infidélité…, ça descend donc en piqué sur vous, avec violence, avec cynisme, et sans sommation…

Mais la mémoire des trésors, elle, existe, tenace : elle ressurgit, elle aussi sans prévenir, sans violence, mais avec un vrai petit fond d’amertume, bien raide, qui sent sa maladie d’enfance. Trente ans…, quarante ans plus tard, je me suis pris à repenser à ce trésor perdu, volé… Je me suis alors aperçu que si j’en avais fait mon deuil aussi vite, c’était que j’avais su tout de suite, au fond de moi, que je ne retrouverais jamais ce trésor perdu, cet amour volé. Autant décider, quand on vous abandonne, que tout est fini, que c’était écrit. Je me suis mis à repenser, la cinquantaine bien tassée, à ces joyaux que je faisais passer devant mes yeux, à plat ventre sur le sable :

  • …à la Quatre-Chevaux – « de chez Norev », comme on aurait annoncé dans un défilé de haute couture… – petite citadine à l’air faussement modeste, petite coquine allumeuse de la route…
  • …au Berliet benêt, placide et joufflu, un peu ours, un peu nigaud, mais qu’il ne faut pas venir chatouiller…
  • …aux autocars en goguette, qui vous emportent vers l’ennui des colonies… celles des vacances…
  • …au fourgon TUB, tout habillé de gris, d’une tôle finement ondulée par monsieur Citroën lui-même…
  • …aux élégantes : les DS glacées, sûres de leur beauté, silencieuses comme des poiscailles…
  • …aux bourgeoises, des matrones : les Vedette de chez monsieur Renault, avec leurs gros culs… (…je m’excuse…, mais je m’en fous : la… désolation permet tout).
  • … aux Tractions vaillantes, austères comme la police, raides comme les gangsters, avec leurs enjoliveurs crème…,

Il y avait aussi une dépanneuse – de chez Dinky Toys – écarlate et trapue… Elle était la plus regrettée : offerte par ma mère, dans des circonstances tragiques, au sortir de chez le dentiste, qui m’avait fait connaître le désespoir et la solitude du mal de dents, après m’avoir crucifié sur le fauteuil…,

…et puis cette Studebaker Firebird…, couleur de feu et corps d’oiseau…,

…cette Buick, Roadmaster, bleue comme la mer, la mer qu’elle allait rallier d’un coup d’aile (je mélange tout, mais je m’en fous encore…), maîtresse fessue des nationales…

J’arrête…, parce que j’étouffe.

Tout était donc parti d’un coup. Et tout m’est revenu par petits bouts, dans ma mémoire à trous. Je n’ai réussi à racheter, « d’occase », que deux de ces joyaux – les américaines, pour rien (j’ai découvert que pour le brocanteur elles étaient terriblement banales) ;

 et puis aussi, tout de même, l’aronde gris perle, qui avait été la voiture de mon père, la peinture écaillée à souhait, comme l’était la mienne (pas la sienne, grandeur nature et polie avec amour)…

J’aurais pu mettre des affichettes, punaisées sur les troncs des arbres, comme font ceux qui ont perdu leur chat, leur enfant (?), leur amour, leurs clés… Je pourrais aujourd’hui passer des annonces, et proposer une récompense, à qui aurait trouvé, sous une grosse pierre, un trésor, avec promesse d’absence de poursuites pour un forfait vieux d’un demi-siècle. Bon, maintenant que j’ai écrit tout ça, qui devrait m’avoir fait du bien, je ne vais pas continuer à porter cette pierre-là à la place du cœur… Ce serait ridicule.