proposée par Marc
Il était petit, lustré comme un corbeau, assez froid, ou alors lointain…, peut-être d’origine étrangère (aucun mal à ça, nom de dieu!). Un tout petit salon, au bout d’une rue très peu commerçante : à part lui, un bistro et…, toute dorée, la boulangerie de madame Berry. Tout de suite après le coin, le somptueux boulevard de la Croix-Rousse : une avenue vraiment « de luxe », où les charcutiers, les bouchers, les pâtissiers, les fromagers, les marchands de chaussures… remplaçaient avantageusement les Vuitton et autres banals Van Cleef & Arpépètes…
De l’autre côté du magnificent boulevard, large comme un fleuve russe : le Rêve bleu, minable et merveilleux marchand de jouets, et des flopées de bistrots. Tous ces commerces étaient joyeux, heureux d’être là. Ils attendaient que la fête éternellement recommencée commence : celle, chaque matin, du grand marché, et chaque automne, la foraine : la vogue, plantureuse, arrogante – autant que bon enfant – et odorante ; une fête pour le pif des enfants et des grands : chique, gaufres, pommes d’amour, poudre à fusil, vapeurs d’essence du Mur de la mort, huile chaude soûlante des auto-scooters…
Mais rue Ozanam, où était niché le tout petit salon du coiffeur, c’était un silence d’arrière-cour, de celles que vous découvriez en poussant n’importe quelle porte d’immeuble du quartier. Et d’un seul coup ça se mettait à sentir la mousse et le chat : des odeurs ouatées, secrètes, impressionnantes, bercées par le calme impénétrable des appartements vides durant les longues journées de semaine.
Dans son salon, question odeurs, c’était bien sûr un peu différent : ça sentait la friction, l’eau de Cologne, tirebouchonnée entre les mains du petit corbeau de coiffeur, avant d’être précipitée sur vous en vagues furieuses qui vous démontaient la nuque, tourneboulaient les oreilles, détachaient la peau du crâne, démanchaient le cou… Ça ne sentait pas encore la laque ; ça viendrait plus tard.
Il me semble bien qu’outre lui-même, qui s’occupait de mater les clients, il y avait sa femme, qui coiffait les clientes (avec d’énormes chapeaux en forme de séchoirs), des petites dames dont la tête était soudainement empustulée de bigoudis roses, enfermés dans un filet tenu serré destiné à parfaire l’analogie avec un sac de pralines.
Lui avait une façon inimitable – mais c’était en fait un classique du métier – de viser le buste de son patient, avant de lancer le peignoir blanc en un arrondi parfait, à l’aller et au retour : en secouant les petits cheveux coupés qui piquent lorsqu’il avait terminé la coupe du client précédent, en un vol plané artistique pour vous enrober dans un courant d’air, au moment du « c’est à vous jeune homme« , alors qu’on venait juste de s’asseoir, avec un peu de trac au ventre, dans un fauteuil obèse à l’énorme pied-bot, un pied de poulpe en faïence, vissé au sol.
Il donnait l’illusion de travailler à un rythme d’enfer : maniant les ciseaux dans les airs comme une masse d’arme chinoise, des ciseaux qui continuaient leur cliquetis tout seul en quittant votre crâne (tel Bugs Bunny pédalant dans les airs, avant de fixer avec horreur le vide au-dessous de lui et d’aller s’écraser au sol). Un charivari infernal, au ras de vos oreilles, une chorégraphie guerrière, millimétrée, genre danse du ventre, mais avec des ciseaux.
La tondeuse, elle, était un art martial plus médiéval : genre outil d’exécuteur, qui vous ploie la nuque du pouce et de l’index, avant d’œuvrer sans merci avec un bourdonnement de gros insecte sans cervelle.
Pour terminer : la poire (on zappait le fromage), une poire en caoutchouc rouge au bout d’un flacon genre Mille et une Nuits, avant aspersion sans sommation, aussi hypocrite que glacée, qui dissipait la torpeur prostrée du patient préparé à mourir, et plus si affinités.
Venait la question finale : « une friction ? » Friction qu’il entamait, sans se préoccuper de la réponse, puisque tout le monde considérait que cela allait de soi : c’était compris (dans le prix), cela ne pouvait se refuser… Il le fallait.
On sortait du petit salon, ébloui, légèrement flageolant, comme après une volée de coups, ou plus tard un flirt féroce avec une donzelle du Lycée Morel… La nuque était lisse comme une peau de bébé, l’encolure vous picotait sévère, et l’incendie couvait au bout de vos oreilles écarlates.
Rite de passage.
L’air du dehors vous tenaillait ensuite de sa petite morsure froide, parce que vous étiez coupé bien ras. « Ça empêche de perdre ses cheveux« , disait mon père…, atteint de calvitie précoce. Il avait d’une certaine façon raison, puisque depuis, pendant des décennies, j’ai porté obstinément les cheveux (très) longs…, et que même je ne les ai pas complètement perdus.
Mon petit corbeau de coiffeur, je n’en ai jamais revu de semblable, avec une pareille dose d’exotisme, un exotisme furtif et tenace. Sauf, bien plus tard, à des milliers de kilomètres de là, à Bamako, où j’ai vécu : c’était, lui aussi, un tout petit coiffeur, un Italien en bermudas kaki froissés, qui s’appuyait au chambranle de la porte de son minuscule salon, au son du rideau de perles qui rythmait le temps, sous un cagnard qui écrasait tout.
Lorsque j’avais 9 ou 10 ans, j’allais chez ce coiffeur de la rue Ozanam.
Si on voulait échapper à la tondeuse, il valait mieux être coiffée par son épouse !
Merci je me régale. C’est tellement bien décrit. C’est une amie (Maguy) de Maman qui tenait le café rue Ozanam. Mes parents avaient un petit bistrot, rue Bély, face au Garage Devirieux, j’habite l’est lyonnais, mais je rêve de la X-Rousse chaque jour, et pour mieux rêver, je viens lire et relire les « petites histoires de la X-Rousse » 🙂
Merci pour vos articles toujours remarquablement écrits.
Tout à fait ça, mais avec sûrement un clone chez qui j’allais, qui était Grande Rue entre la place de la boucle vers l’hôpital et la rue Hénon à gauche en remontant la Grande Rue. Ce coiffeur nous l’appelions Alexandre, les Yéyés sont arrivés et il a fait faillite… un peu par ma faute car j’ai laissé pousser mes cheveux (merci Antoine) et vu mon jeune âge, j’ai eu sûrement les idées courtes (hein Johnny ?).
J’allais chez le coiffeur Rue Dumont chez Mornan. J’ai vécu en Afrique mais c’était ma femme ou une copine qui me coiffait ! Un super article. On s’y croirait… Du grand art. Amicalement