proposée par Marc                  

Mon père racontait ça, son petit chapeau imperméable sur la tête, sa canadienne en toile marron sur son bras, en cette journée où la chaleur était arrivée d’un coup.

Chaque jour, pour rentrer déjeuner de son usine, puis pour le dîner, il traversait la place de la Croix-Rousse, ignorant les innombrables cafés qui bourdonnaient aux abords. On était au milieu des années cinquante. Ils fleuraient la limonade et le vin blanc. Ce père n’aimait pas les bistrots, en tout cas pas l’idée de se laisser tenter par eux, sauf vraie soif les jours d’été, des jours tués de chaleur, comme Lyon en a le secret. A ce propos, notre mère disait que mon père était un homme sérieux. Cela nous laissait rêveur, et nous mettait la puce à l’oreille quant à ce qu’il aurait pu être dans le cas contraire.

Ce jour-là, il avait fait vraiment très chaud. En rentrant, il avait sur lui l’odeur d’huile chaude de l’usine mélangée aux parfums du café où il s’était arrêté. Sur son chemin, un petit kilomètre depuis la rue Dumont d’Urville jusqu’à la rue de l’Alma, on devait bien compter une douzaine de bistrots. Il évitait le cabotage au long des trottoirs et traversait la place dans sa diagonale comme un paquebot qui prend la mer. Sinon, comme bien d’autres, il ne serait jamais rentré.

Dans ces cafés, que je longerais moi aussi plus tard, on piétinait debout dans la sciure. Ça gueulait pas mal, on ne s’entendait pas, tout allait bien. Par moments, en plus du reste, ça sentait la Suze, le Byrrh ou le Guignolet. A midi on faisait son PMU : on enfonçait la pince de métal dans le ticket, tendre comme une pâte d’amande. Les trous que l’on avait choisi de faire attesteraient plus tard que l’on n’avait rien gagné. Dans une brume bleutée qui s’épaississait, on s’apercevait à peine. Ça embaumait délicieusement la Gauloise : on en avalait voracement la fumée ou on la refoulait par le nez en deux longs traits parallèles.

Ce jour-là, le patron du bistrot était en pétard. Tellement qu’il décida de tourner les choses à la rigolade. Une vilaine rigolade à lui. Mon père avait choisi de nous raconter l’incident, qui l’avait choqué, comme un exemple à ne pas suivre de la veulerie humaine. Occupé à se savonner les mains au-dessus de l’évier de la cuisine, il racontait comment le patron du bistrot fixait d’un œil noir la place devant lui, par-dessus les quelques chaises inoccupées en terrasse. La terrasse, c’était pas pour les hommes, c’était pour les touristes. Le patron, lui, c’était un point bien particulier de l’espace de la vaste place poussiéreuse qui le tourmentait, qui lui tournait les sangs : un édicule installé depuis peu, au nom du progrès, juste en face de son bistrot.

La patronne partageait sa rancœur. Parmi ses attributions figurait la distribution des jetons permettant de téléphoner, à condition de consommer. Le jeton en main, on pouvait alors aller s’enfermer dans la cabine étouffante, étroite comme un cercueil, juste à côté des toilettes, où l’eau chuintait en permanence.

L’édicule sur la place était une cabine publique, équipée de ses bottins ramollis, une des premières de ce modèle, que les PTT d’alors allaient bientôt multiplier. Ça n’était pas bon pour le commerce. Pas bon du tout.

Mon père racontait maintenant que le patron, qui n’ouvrait jamais la bouche, avait à un moment levé un sourcil, avant de s’adresser à un gringalet, tout pâle, un pilier de comptoir mal assuré sur ses jambes : « Jeannot ! », avait-il dit. Le ton avait dû être sec, mauvais même. Ce n’était qu’à contrecœur qu’il l’ouvrait. Il avait répété : « Jeannot ! ». L’autre, le Jeannot, avait dû sortir mollement de sa brume, surpris qu’on lui adressât la parole, perdu dans ses pensées au-dessus de son verre vide.  « Jeannot, j’te paye un coup ». L’autre attendait la suite. Son regard larmoyant avait dû errer un instant avant de venir se fixer sur le patron… « J’te paye un coup si tu vas me foutre un pavé dans ce machin ». Le patron avait dû parler entre ses lèvres, mais Jeannot avait bien compris l’histoire du coup à boire gratuit. Jeannot était sorti, avait ramassé un petit pavé de granit qui attendait en tas avec ses frères un peu plus loin. Il avait traversé la rue, assurant le pavé dans sa main comme on le fait d’une boule de pétanque, puis l’avait lancé en faisant un moulinet par-dessus son épaule.  Les vitres de la cabine s’étaient effondrées lentement, comme une mer de glace en déroute, se répandant ensuite au sol en une pluie de grêlons, pour faire bonne mesure. Le combiné en ébonite avait dû se balancer longtemps au bout de son fil, comme à la télé. Il paraît que ça avait fait un bruit d’enfer. Les clients s’étaient arrêtés un court moment, puis avaient pointé le nez sur le seuil. Ils avaient rigolé, avant de se remettre à gueuler, là où ils en étaient. Jeannot était revenu boire le canon de Côtes du Rhône que le patron lui avait déjà servi.

En voie de disparition, ces cabines téléphoniques étaient indispensables dans les années 60 où peu de familles avaient le téléphone à domicile : il fallait attendre plusieurs années pour l’obtenir ! Les bistrots, ou canits comme on dit à Saint-Etienne et à Lyon, sont un petit peu moins nombreux actuellement à la Croix-Rousse que dans les années 50, et encore (!) mais ont changé de style… !